Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6849

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 225-226).
6849. — À M. DE BELLOY.
À Ferney, le 19 avril.

Je suis bien touché, monsieur, de vos sentiments nobles, de votre lettre et de vos vers[1]. Il n’y a point de pièces de théâtre qui aient excité en moi tant de sensibilité. Vous faites plus d’honneur à la littérature que tous les Frérons ne peuvent lui faire de honte. On reconnaît bien en vous le véritable talent. Il ressemble parfaitement au portrait que saint Paul fait de la charité[2] ; il la peint indulgente, pleine de bonté, et exempte d’envie ; c’est le meilleur morceau de saint Paul, sans contredit ; et vous me pardonnerez de vous citer un apôtre le saint jour de Pâques.

Il est vrai que nos beaux-arts penchent un peu vers leur chute ; mais ce qui me console, c’est que vous êtes jeune et que vous aurez tout le temps de former des auteurs et des acteurs. Les vers que vous m’envoyez sont charmants. J’ai avec moi M. et Mme de La Harpe, qui en sentent tout le prix, aussi bien que ma nièce.

Il y a longtemps que nous aurions joué le Siège de Calais sur notre petit théâtre de Ferney si notre compagnie eût été plus nombreuse. Nous ne pouvons malheureusement jouer que des pièces où il y a peu d’acteurs. M. de Chabanon va venir chez nous avec une tragédie ; nous la jouerons ; et, dès que vous aurez donné la comtesse de Vergy[3], notre petit théâtre s’en saisira. On ne s’est pas mal tiré de la Partie de chasse de Henri IV, de M. Collé. Où est le temps que je n’avais que soixante-dix ans ! Je vous assure que je jouais les vieillards parfaitement. Ma nièce faisait verser des larmes, et c’est là le grand point. Pour M. et Mme de La Harpe, je ne connais guère de plus grands acteurs.

Vous voyez que vos beaux fruits de Babylone croissent entre nos montagnes de Scythie ; mais ce sont des ananas cultivés à l’ombre dans une serre, loin de votre brillant soleil.

Adieu, monsieur ; vous me faites aimer plus que jamais les arts, que j’ai cultivés toute ma vie. Je vous remercie ; je vous aime, je vous estime trop pour employer ici les vaines formules ordinaires, qui n’ont pas certainement été inventées par l’amitié.

V.

  1. Sur la première représentation des Scythes.
  2. Aux Corinthiens, xiii, 4.
  3. Gabrielle de Vergy, tragédie de de Belloy, fut imprimée en 1770, mais ne fut jouée sur le Théâtre-Français qu’en 1777.