Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6848

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 222-225).
6848. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 avril.

Je devrais dépouiller le vieil homme[1] dans ce saint jour de Pâques, et me défaire du vieux levain ;

Mais enfin je suis Scythe, et le fus pour vous plaire[2].

Je plaide encore pour les Scythes, du fond de mes déserts. Voilà trois éditions de ces pauvres Scythes, celle des Cramer, celle de Lacombe, et une autre qu’un nommé Pellet vient de faire à Genève ; on en donnera pourtant bientôt une quatrième, dans laquelle seront tous les changements que j’ai envoyés à mes anges et à M. de Thibouville, avec ceux que je ferai encore, si Dieu prend pitié de moi. Je ne plains point ma peine ; mais voyez ma misère ! Toutes les lettres qu’on m’écrit se contredisent à faire pouffer de rire. Une des critiques les plus plaisantes est celle de quelques belles dames qui disent : Ah ! pourquoi Obéide va-t-elle s’aviser d’épouser un jeune Scythe, c’est-à-dire un Suisse du canton de Zug, lorsque dans le fond de son cœur elle aime Athamare, c’est-à-dire un marquis français ? — Mais, ô mes très-belles dames ! ayez la bonté de considérer que son marquis français est marié, et qu’elle ne peut savoir que madame la marquise est morte. Cette fille fait très-bien de chercher à oublier pour jamais un marquis qui a ruiné son pauvre père ; et ces vers que vous m’avez conseillés, et que j’ai ajoutés trop tard, ces vers assez passables,

dis-je, répondent à toutes ces critiques :

Au parti que je prends je me suis condamnée.
Va, si j’aime en secret les lieux où je suis née,
Mon cœur doit s’en punir, il se doit imposer
Un frein qui le retienne et qu’il n’ose briser.

(Acte II, scène i.)

Je vous assure encore que le second acte, récité par Mme de La Harpe, arrache des larmes. Soyez bien persuadé que si la scène du troisième acte entre Athamare et Obéide était bien jouée, elle ferait une très-vive impression.

Pleurez donc, mademoiselle Obéide, lorsque Athamare vous dit :

Elle l’est dans la haine, et lui seul est coupable.

(Acte III, scène ii.)

Pleurez en disant :

Tu ne le fus que trop ; tu l’es de me revoir,
De m’aimer, d’attendrir un cœur au désespoir.
Destructeur malheureux d’une triste famille,
Laisse pleurer en paix et le père et la fille, etc.

(Acte III, scène ii.)

Et vous, Athamare, dites d’une manière vive et sensible :

Juge de mon amour ! il me force au respect.
J’obéis… Dieux puissants, qui voyez mon offense,
Secondez mon amour, et guidez ma vengeance, etc.

(Acte III, scène ii.)

La scène des deux vieillards, au quatrième acte, attendrit tous ceux qui n’ont point abjuré les sentiments de la simple nature. Mais ces sentiments sont toujours étouffés dans un parterre rempli de petits critiques à qui la nature est toujours étrangère dans le tumulte des cabales. C’est ce qui arriva à la scène touchante de Sémiramis et de Ninias ; c’est ce qui arriva à la scène de l’urne dans Oreste ; c’est ce que vous avez vu dans Tancrède et dans Olympie. Trois amis y seront[3], etc., est très à sa place, très-naturel, très-touchant ; mais des acteurs froids et intimidés rendent tout ridicule aux yeux d’un public frivole et barbare, qui ne court à une première représentation que pour faire tomber la pièce.

Les deux dernières représentations ne subjuguèrent l’hydre qu’à moitié, parce que les acteurs n’étaient point encore parvenus à ce degré nécessaire de sensibilité qui est le maître des cœurs. Ce n’est qu’avec le temps qu’on goûtera ces mœurs champêtres, cette simplicité si touchante, mise en opposition avec l’insolence du despotisme et la fureur des passions d’un jeune prince qui se croit tout permis. C’est précisément au parterre que cela doit plaire. Tous les gens de lettres sont de mon avis. On s’apercevra aussi que le style n’est point négligé, et que sa naïveté, convenable au sujet, loin d’être un défaut, est un véritable ornement ; car tout ce qui est convenable est bien. Les mots de toison, de glèbe, de gazons, de mousse, de feuillage, de soie, de lacs, de fontaines, de pâtre, etc., qui seraient ridicules dans une autre tragédie, sont si heureusement employés. Mais cette convenance n’est sentie qu’à la longue ; elle plaît quand on y est accoutumé.

J’ai dit, dans la préface, que la pièce est très-difficile à jouer, et j’ai eu grande raison. Voilà les acteurs enfin un peu accoutumés. Profitez donc, je vous en supplie, mes anges, de ce moment favorable ; faites reprendre la pièce après Pâques. La nature, après tout, est partout la même, et il faudra bien qu’elle parle dans votre Babylone comme dans ma Scythie. Si Brizard peut avoir plus de sentiment, si Dauberval peut être moins gauche, si Pin pouvait être moins ridicule, s’ils pouvaient prendre des leçons dont ils ont besoin, si de jeunes bergères vêtues de blanc venaient attacher des guirlandes, dans le deuxième acte, aux arbres qui entourent l’autel, pendant qu’Obéide parle ; si elles venaient le couvrir d’un crêpe dans la première scène du cinquième acte ; si tous les acteurs étaient de concert ; si les confidents étaient supportables, je vous réponds que cela ferait un beau spectacle.

Essayez, je vous prie ; et surtout qu’Obéide sache pleurer. Je vois bien qu’elle n’est point faite pour les rôles attendrissants ; il lui faudra des Léontine[4] qui disent des injures à un empereur dans sa maison, contre toute bienséance et contre toute vraisemblance. Il lui faudra des Cléopàtre[5] qui fassent à leurs fils la proposition absurde d’assassiner leur maîtresse. Le parterre aime encore ces sottises gigantesques, à la bonne heure ; pour moi, qui suis le très-humble et très-obéissant serviteur du naturel et du vrai, je déteste cordialement ces prestiges dramatiques.

Je crois que je vais bientôt quitter ma Scythie, et en chercher une autre ; ma santé ne peut plus tenir à l’hiver barbare qui nous accable au mois d’avril, et aux neiges qui nous environnent, lorsque ailleurs on mange des petits pois. Les commis sont devenus plus affreux que les neiges. Je veux fuir les loups et les frimas.

En voilà trop ; respect et tendresse, mes anges.

  1. Saint Paul aux Éphésiens, iv, 22 ; et aux Colossiens, iii, 9.
  2. Vers des Scythes, acte V, scène ii.
  3. Voyez tome VI, page 317.
  4. Personnage de l’Héraclius de Corneille.
  5. Personnage de la Rodogune de Corneille.