Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6852

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 227-229).
6852. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ferney, 22 avril.

Je réponds à la lettre du 14, dont mon cher ange m’honore dans le cabinet d’Elochivis[1], à deux grandes parasanges de Baby, lone. Comme je suis à trois cent mille pas géométriques de votre superbe ville, et que vos Persans m’écrivent toujours des choses contradictoires, je suis très-souvent le plus embarrassé de tous les Scythes ; mais je crois mon ange, de préférence à tout. Je pense ne pouvoir mieux faire que de lui envoyer la pièce scythe, bien nettement ajustée. Si cet exemplaire ne suffit pas pour sa comédie, il sera aisé d’en faire encore un autre sur ce modèle. Je suis convaincu que tous les prétextes des ennemis leur étant ôtés, ayant sacrifié Il est mort en brave homme[2], qui est pourtant fort naturel ; ayant épargné aux gens malins l’idée de viol, qui pourtant est piquante ; ayant donné la raison la plus valable du mariage d’Obéide, raison prise dans l’amour même d’Obéide pour Athamare, raison touchante, raison tragique, raison même que mes anges ont toujours voulu que j’employasse ; ayant enfin distillé le peu qui me reste de cerveau pour apaiser les Welches, et pour plaire aux bons Français, j’espère que tant de peines ne seront pas perdues.

Ceux qui demandent que le mariage d’Obéide avec Indatire soit nécessaire n’entendent point les intérêts de leurs plaisirs. Cela est bon dans Alzire, cela serait détestable dans les Scythes. Les deux vieillards doivent faire un très-grand effet au quatrième acte, s’ils peuvent jouer d’une manière attendrissante ; et surtout si les Welches sont capables de faire réflexion que deux bonnes gens de quatre-vingts ans, sans armes, et consignés à la porte d’Athamare, ne peuvent commander une armée, surtout quand l’un des deux vieillards est évanoui. Le malheur de tous vos comédiens, c’est de jouer froidement ; ils n’ont point d’âme, ils n’arrivent jamais qu’a moitié. Je le dirai toujours, jusqu’à ce que je meure, les Scythes bien joués doivent faire un grand effet. Mme de La Harpe fait pleurer quand elle dit :

Quel démon t‘a conduitAh, fatal Athamare !
Quel démon t’a conduit dans ce séjour barbare ?
Que t’a fait Obéide ? etc.

(Acte III, scène iv.)


et Mme Dupuits, qui a une voix touchante, augmente l’attendrissement. Il y a l’infini entre jouer avec art et jouer avec âme.

Je vous ai soumis, mon cher ange, ma réponse à Mlle Sainval[3] ; je n’ai écrit que des politesses vagues à Mlle Dubois ; je ne me suis engagé à rien : vous savez que je ne ferai que ce que vous voudrez ; mais je vous répète encore qu’il faut reprendre les Scythes après Pâques, malgré la cabale, ou plutôt malgré les cabales, car il y en a quatre contre nous. Il faut que Mlle Durancy fasse pleurer, afin que M. le maréchal de Richelieu ne la fasse pas enrager, s’il ne lui fait pas autre chose.

On fait une nouvelle édition des Scythes à Genève ; on en fait une en Hollande ; on en va faire une encore à Lyon : cela peut servir de prétexte à Lacombe pour diminuer un peu l’honoraire de Lekain ; mais il n’y perdra rien, il aura toujours ses six cents francs[4]. Puisse-t-il être beau comme le jour, et être un amant charmant quand il viendra, au troisième acte, se jeter aux genoux d’Obéide ! puisse-t-il avoir une voix sonore et touchante ! puissent les confidents n’être pas des buffles ! puisse le seul véritable théâtre de l’Europe n’être pas entièrement sacrifié à l’Opéra-Comique !


Grâce au ridicule retranchement fait par la police à la première scène du troisième acte, Sozame ne dit mot, et joue un rôle pitoyable ; je le fais parler de manière que la police n’aura rien à dire.

Je vous remercie tendrement, vous et Elochivis ; je suis terriblement vexé, et si on ne réprime pas l’insolence des commis, je serai obligé d’aller mourir ailleurs.

À propos de mourir, savez-vous, mon divin ange, que je n’ai guère de santé ? Mais qu’importe ! je suis aussi gai qu’homme de ma sorte. Je n’ai actuellement que la moitié d’un œil, et vous voyez que j’écris très-lisiblement. Je soupçonne avec vous que le tyran du tripot[5] a contre vous quelque rancune qui n’est pas du tripot. N’y a-t-il pas un fou de Bordeaux, nommé Vergy[6], qui aurait pu vous faire quelque tracasserie ? Ce monde est hérissé d’anicroches. Jean-Jacques est aussi fou que les d’Éon et les Vergy, mais il est plus dangereux.

N. B. Vous serez peut-être surpris que Luc[7] m’écrive toujours ; j’ai trois ou quatre rois que je mitonne : comme je suis fort jeune, il est bon d’avoir des amis solides pour le reste de la vie. Divin ange ! ces quatre rois ne valent pas seulement une plume de vos ailes.

Couple céleste, couple aimable, vous savez si vous m’êtes chers ! Mais ce que vous ne saurez jamais bien, c’est le bonheur et la félicité suprême que goûte mon cœur, des hommages purs qu’il vous rend chaque jour dans le temple d’Hyperdulie.

  1. C’est par cet anagramme que Voltaire, dans son Épître dédicatoire des Scythes (voyez tome VI, page 203), désigne le duc de Choiseul.
  2. Ces mots devaient se trouver dans la scène v de l’acte IV.
  3. Elle manque, ainsi que la lettre à Mlle Dubois
  4. Voyez la lettre 6839.
  5. Le maréchal de Richelieu.
  6. Voyez tome XLIII, page 458.
  7. Le roi de Prusse.