Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6854

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 230-231).
6854. — À M. LE BARON DE TOTT[1].
À Ferney, le 23 avril.

Monsieur, je m’attendais bien que vous m’instruiriez ; mais je n’espérais pas que les Turcs me fissent jamais rire. Vous me faites voir que la bonne plaisanterie se trouve en tout pays.

Je vous remercie de tout mon cœur de vos anecdotes ; mais quelques agréments que vous ayez répandus sur tout ce que vous me dites de ces Tartares circoncis, je suis toujours fâché de les voir les maîtres du pays d’Orphée et d’Homère. Je n’aime point un peuple qui n’a été que destructeur, et qui est l’ennemi des arts.

Je plains mon neveu de faire l’histoire de cette vilaine nation. La véritable histoire est celle des mœurs, des lois, des arts, et des progrès de l’esprit humain. L’histoire des Turcs n’est que celle des brigandages ; et j’aimerais autant faire les mémoires des loups du mont Jura, auprès desquels j’ai l’honneur de demeurer. Il faut que nous soyons bien curieux, nous autres Welches de l’Occident, puisque nous compilons sans cesse ce qu’on doit penser des peuples de l’Asie, qui n’ont jamais pensé à nous.

Au reste, je crois le canal de la mer Noire beaucoup plus beau que le lac de Neuchâtel, et Stamboul une plus belle ville que Genève, et je m’étonne que vous ayez quitté les bords de la Propontide pour la Suisse ; mais un ami comme M. du Peyrou vaut mieux que tous les vizirs et tous les cadis. J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. François, baron de Tott, né en France en 1733, mort en Hongrie en 1793, après avoir reçu de la France plusieurs missions diplomatiques. Il a laissé des Mémoires sur les Turcs et les Tartares, 1784, quatre volumes in-8°. Il était à Neuchâtel quand Voltaire lui adressa sa lettre.