Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6901

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 280-281).
6901. — À M. MOREAU DE LA ROCHETTE[1].
Au château de Ferney, par Genève, 1er juin.

Vous voulez, monsieur, que j’aie l’honneur de vous répondre sous l’enveloppe de monsieur le contrôleur général, et je vous obéis.

Il est vrai que j’avais fort applaudi à l’idée de rendre les enfants trouvés et ceux des pauvres utiles à l’État et à eux-mêmes. J’avais dessein d’en faire venir quelques-uns chez moi pour les élever. J’habite malheureusement un coin de terre dont le sol est aussi ingrat que l’aspect en est riant. Je n’y trouvai d’abord que des écrouelles et de la misère. J’ai eu le bonheur de rendre le pays plus sain en desséchant les marais. J’ai fait venir des habitants, j’ai augmenté le nombre des charrues et des maisons, mais je n’ai pu vaincre la rigueur du climat. Monsieur le contrôleur général m’invitait à cultiver la garance : je l’ai essayé ; rien n’a réussi. J’ai fait planter plus de vingt mille pieds d’arbres que j’avais tirés de Savoie ; presque tous sont morts. J’ai bordé quatre fois le grand chemin de noyers et de châtaigniers ; les trois quarts ont péri, ou ont été arrachés par les paysans : cependant je ne me suis pas rebuté ; et, tout vieux et infirme que je suis, je planterais aujourd’hui, sûr de mourir demain. Les autres en jouiront.

Nous n’avons point de pépinières dans le désert que j’habite. Je vois que vous êtes à la tête des pépinières du royaume, et que vous avez formé des enfants à ce genre de culture avec succès. Puis-je prendre la liberté de m’adresser à vous pour avoir deux cents ormeaux qu’on arracherait à la fin de l’automne prochain, qu’on m’enverrait pendant l’hiver par les rouliers, et que je planterais au printemps ? Je les payerai au prix que vous ordonnerez. Je voudrais qu’on leur laissât à tous un peu de tête.

Il y a une espèce de cormier qui rapporte des grappes rouges, et que nous appelons timier[2] ; ils réussissent assez bien dans notre climat. Si vos ordres pouvaient m’en procurer une centaine, je vous aurais, monsieur, beaucoup d’obligation. J’ai été très-touché de votre amour pour le bien public ; celui qui fait croître deux brins d’herbe où il n’en croissait qu’un rend service à l’État.

J’ai l’honneur d’être avec l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.

  1. François-Thomas Moreau de La Rochette, né en 1720, inspecteur général des pépinières royales de France, mort le 20 juillet 1791.
  2. C’est le sorbier des oiseleurs ; sorbus aucuparia L. (Note de François de Neufchâteau.)