Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6916

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 292-294).
6916. — À M. D’ALEMBERT.
19 juin.

Mon cher et grand philosophe, un brave officier, nommé M. le comte de Wargemont, vient à notre secours : car nous avons des prosélytes dans tous les états. Il vous fait parvenir trois exemplaires d’une très-jolie Lettre à un Conseiller au parlement[1]. J’en ai eu six ; Mme Denis, M. de Chabanon et M. de La Harpe, ont pris chacun le leur ; en voilà trois pour vous. Cela vient bien tard ; le mérite de l’à-propos est perdu, mais le mérite du fond subsistera toujours. C’est bien dommage que l’auteur n’écrive pas plus souvent, et ne conseille pas tous les conseillers du roi. L’inquisition redouble ; il est beaucoup plus aisé de faire parvenir une brochure à Moscou qu’à Paris. La lumière s’étend partout, et on l’éteint en France, où elle venait de naître. Il semble que la vérité soit comme ces héros de l’antiquité, que des marâtres voulaient étouffer dans leur berceau, et qui allaient écraser des monstres loin de leur patrie.

La sixième édition du Dictionnaire philosophique paraît en Hollande tête levée. Les dissidents de Pologne ont fait imprimer le petit panégyrique[2] de Catherine, ou plutôt de la tolérance : c’est une édition magnifique. La superstition fanatique est bafouée de tous côtés. Le roi de Prusse dit qu’on la traite comme une vieille p… qu’on adorait quand elle était jeune, et à qui l’on donne des coups de pied au cul dans sa vieillesse[3].

Voici quelques échantillons qui vous prouveront que le roi de Prusse n’a pas tort.

Je reçois dans le moment les Trente-sept Vérités opposées aux trente-sept impiétés de Bélisaire, par un bachelier ubiquiste[4] ; cela me paraît salé.

J’espère qu’il viendra un temps où on sèmera du sel sur les ruines du tripot où s’assemble la sacrée Faculté.

Je sais bien que les gens du monde ne liront point le Supplément a la Philosophie de l’Histoire ; mais il y a beaucoup d’érudition dans ce petit livre, et les savants le liront. L’auteur se joint à l’évêque hérétique Warburton contre l’abbé Bazin. Son neveu est obligé, on conscience, de prendre la Défense de son oncle[5] ; c’est un nommé Larcher qui a composé cette savante rapsodie sous les yeux du syndic de la Sorbonne, Biballier, principal du collège Mazarin. Je connais le neveu de l’abbé Bazin : il est goguenard comme son oncle ; il prend le sieur Larcher pour son prétexte, et il fait des excursions partout. Il n’est pas assez sot pour se défendre ; il sait qu’il faut toujours établir le siège de la guerre dans le pays ennemi.

Ne vous ai-je pas mandé que le roi de Prusse avait donné une enseigne au camarade du chevalier de La Barre, condamné par messieurs, dans le XVIIIe siècle, à être brûlé vif pour avoir chanté deux chansons de corps de garde, et pour n’avoir pas salué des capucins ?

Est-il vrai que Diderot a fait un roman intitulé l’Homme sauvage[6] ?

Si cet homme sauvage est sot, pédant et barbare, nous connaissons l’original[7].

Tout ce qui est chez nous vous fait les plus tendres compliments ; nous ne sommes, en vérité, ni sauvages, ni barbares.

  1. La Seconde Lettre, etc.
  2. C’est la Lettre sur les Panégyriques ; voyez tome XXVI, page 307.
  3. Voyez lettre 6163, tome XLIV, page 118.
  4. Par Turgot.
  5. Voyez tome XXVI, page 367.
  6. 1767. in-12. Cet ouvrage est de Mercier, auteur du Tableau de Paris.
  7. J.-J. Rousseau.