Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6968

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 338-339).
6968. — À M. LACOMBE.
À Ferney, le 7 auguste.

Il serait sans doute bien flatteur pour moi qu’un homme de lettres tel que vous, monsieur, qui a bien voulu se donner à la typographie, entreprît la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, que j’ai consacré principalement à la gloire des belles-lettres et des beaux-arts. J’ai augmenté le catalogue raisonné des gens de lettres d’un grand tiers, et j’ai tâché de détruire plus d’un préjugé et plus d’une fable qui déshonoraient un peu l’histoire littéraire de ce beau siècle. J’en ai usé ainsi dans la liste des souverains contemporains, des princes du sang, des généraux et des ministres. D’anciens recueils que j’avais faits pour mon usage m’ont beaucoup servi. J’ai reçu de toutes parts, depuis dix années, des instructions que je fais entrer dans le corps de l’ouvrage : j’ose enfin le regarder comme un monument élevé à l’honneur de la France.

Il est très-triste pour moi que cette édition ne se fasse pas en France ; mais vous savez que je suis plus près de Genève et de Lausanne que de Paris. L’édition est commencée. Ma méthode, dont je n’ai jamais pu me départir, est de faire imprimer sous mes yeux, et de corriger à chaque feuille ce que je trouve de défectueux dans le style. J’en use ainsi en vers et en prose. On voit mieux ses fautes quand elles sont imprimées.

Au reste, cette édition est principalement destinée aux pays étrangers. Vous ne sauriez croire quels progrès a faits notre langue depuis dix ans dans le Nord : on y recherche nos livres avec plus d’avidité qu’en France. Nos gens de lettres instruisent vingt nations, tandis qu’ils sont persécutés à Paris, même par ceux qui osent se dire leurs confrères.

Quant au Mémoire[1] qui regarde les calomnies absurdes du sieur La Beaumelle, il était encore plus nécessaire pour les étrangers que pour les Français. On sait bien à Paris que Louis XIV n’a point empoisonné le marquis de Louvois ; que le dauphin, père du roi, ne s’est point entendu avec les ennemis de l’État pour faire prendre Lille ; que Monsieur le Duc, père de M. le prince de Condé d’aujourd’hui, n’a point fait assassiner M. Vergier ; mais à Vienne, à Bade, à Berlin, à Stockholm, à Pétersbourg, on peut aisément se laisser séduire par le ton audacieux dont La Beaumelle débite ces abominables impostures. Ces mensonges imprimés sont d’autant plus dangereux qu’ils se trouvent aussi à la suite des Lettres de Mme de Maintenon, qui sont pour la plupart authentiques. Le faux prend la couleur de la vérité à laquelle il est mêlé. La calomnie se perpétue dans l’Europe, si on ne prend soin de la détruire. Il est de mon devoir de venger l’honneur de tant de personnes de tout rang outragées, surtout dans des notes infâmes dont ce malheureux a défiguré mon propre ouvrage. J’étais historiographe de France lorsque je commençai[2] le Siècle de Louis XIV : je dois finir ce que j’ai commencé ; je dois laver ce monument de la fange dont on l’a souillé ; enfin je dois me presser, ayant peu de temps à vivre.

N. B. Vous saurez, monsieur, en qualité d’homme d’esprit et de goût, qu’il y a dans le monde un nommé M. du Laurens, auteur du Compère Matthieu, lequel a fait un petit ouvrage intitulé l’Ingénu[3], lequel est fort couru des hommes, des femmes, des filles, et même des prêtres. Ce M. du Laurens m’est venu voir : il m’a dit, avant de partir pour la Hollande, que si vous pouviez imprimer ce petit ouvrage il vous l’enverrait de Lyon à Paris par la poste. M. Marin m’a mandé qu’il avait lu par hasard cet ouvrage, et qu’on donnerait une permission tacite sans aucune difficulté.

  1. Celui qui est tome XXVI, page 355.
  2. Voltaire n’a été nommé historiographe de France qu’en 1745 ; et dès 1732 il pensait à donner une histoire du siècle de Louis XIV.
  3. Ce fut vers ce temps que parut l’Ingénu, l’un des romans de Voltaire, qui le donna sous le nom du P. Ouesnel, et non sous celui de l’abbé du Laurens : voyez tome XXI, page 247.