Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 6974

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 344-346).
6974. — À M. LE MARQUIS DE MIRANDA[1],
camérier major du roi d’espagne,
écrite sous le nom d’un amtmann de bâle.
10 auguste.

Vous osez penser dans un pays où l’on a regardé souvent cette liberté comme une espèce de crime. Il a été un temps à la cour d’Espagne, surtout lorsque les jésuites avaient du crédit, qu’il était presque défendu de cultiver sa raison. L’abrutissement de l’esprit était un mérite à la cour. Vos rois semblaient être comme les docteurs de la Comédie italienne, qui choisissaient des arlequins pour leurs confidents et leurs favoris, parce que les arlequins sont des balourds. Vous avez enfin un ministre éclairé, qui, ayant lui-même beaucoup d’esprit, a permis qu’on en eût. Il a surtout senti le vôtre ; mais les préjugés sont encore plus forts que vous et lui. Cicéron et Virgile auraient beau venir dans votre cour, ils verraient que des moines et des prêtres seraient plus écoutés qu’eux ; ils seraient forcés de fuir, ou d’être hypocrites. Vous avez aux barrières de Madrid la douane des pensées ; elles y sont saisies aux portes comme les marchandises d’Angleterre.

On met chez vous aux galères un libraire qui prête un livre à un officier de la cour pour le désennuyer pendant sa maladie. Cette persécution faite à l’esprit humain rend votre cour et votre religion odieuses à nous autres républicains. Les Grecs esclaves ont cent fois plus de liberté dans Constantinople que vous n’en avez dans Madrid. Cette crainte, si lâche et si tyrannique ; cette crainte, où est toujours votre gouvernement, que les hommes n’ouvrent les yeux à la lumière, fait voir à quel point vous sentez que votre religion serait détestée si elle était connue. Il faut bien que vous en ayez aperçu l’absurdité, puisque vous empêchez qu’on ne l’examine. Vous ressemblez à cette reine des Mille et une Nuits, qui, étant extrêmement laide, punissait de mort quiconque osait la regarder entre deux yeux.

Voilà, monsieur, l’état où a été votre cour jusqu’au ministère de M. le comte d’Aranda, et jusqu’à ce qu’un homme de votre mérite ait approché de la personne de Sa Majesté. Mais la tyrannie monacale dure encore. Vous ne pouvez ouvrir votre âme qu’à quelques amis, en très-petit nombre. Vous n’osez dire à l’oreille d’un courtisan ce qu’un Anglais dirait en plein parlement.

Vous êtes né avec un génie supérieur ; vous faites d’aussi jolis vers que Lope de Vega ; vous écrivez mieux en prose que Gratien[2]. Si vous étiez en France, on croirait que vous êtes le fils de l’abbé de Chaulieu et de Mme de Sévigné ; si vous étiez né Anglais, vous deviendriez l’oracle de la chambre des pairs. De quoi cela vous servira-t-il à Madrid, si vous consumez votre jeunesse à vous contraindre ? Vous êtes un aigle enfermé dans une grande cage, un aigle gardé par des hiboux.

Je vous parle avec la liberté d’un républicain et d’un protestant philosophe. Votre religion, j’ose le dire, a fait plus de mal au genre humain que les Attila et les Tamerlan. Elle a avili la nature ; elle a fait d’infâmes hypocrites de ceux qui auraient été des héros ; elle a engraissé les moines et les prêtres du sang des peuples. Il faut, à Madrid et à Naples, que la postérité du Cid baise la main et la robe d’un dominicain. Vous êtes encore à savoir qu’il ne faut baiser de main que celle de sa maîtresse.

Je vous suis très-obligé, monsieur le marquis, de la relation d’Érèse que vous voulez bien m’envoyer. Il paraît que vous connaissez bien les hommes, et de là je conclus que vous avez bien des moments de dégoût ; mais je suppose que vous avez trouvé dans Madrid une société digne de vous, et que vous pouvez philosopher à votre aise dans votre cœtus selectus. Vous ferez insensiblement des disciples de la raison ; vous élèverez les âmes en leur communiquant la vôtre ; et, quand vous serez dans les grandes places, votre exemple et votre protection donneront aux âmes toute l’élévation dont elles manquent. Il ne faut que trois ou quatre hommes de courage pour changer l’esprit d’une nation. Voyez ce que fait l’impératrice de Russie : elle a fait traduire le livre de Bélisaire, que des cuistres de Sorbonne voulaient condamner. Elle a traduit elle-même le chapitre contre lequel les théologiens s’étaient élevés avec une fureur imbécile. On est philosophe à sa cour ; on y foule aux pieds les préjugés du peuple. C’est une extrême sottise, dans les souverains, de regarder la religion catholique comme le soutien de leurs trônes ; elle n’a presque servi qu’à les renverser. L’Angleterre et la Prusse n’ont été puissantes qu’en secouant le joug de Rome.

Puissiez-vous, monsieur, quand vous serez en place, enchaîner cette idole, si vous ne pouvez la briser ! C’est ce que j’attends d’un esprit tel que le vôtre. Vous cueillez actuellement les fleurs, vous ferez un jour mûrir les fruits.

Je suis, avec bien du respect et un véritable attachement, monsieur, votre très-humble, très-obéissant serviteur.

Erimbolt.

  1. Cette lettre fut imprimée du vivant de Voltaire.
  2. Balthazar Gracian, jésuite espagnol, né en 1584, mort en 1658, auteur de plusieurs ouvrages. Le plus connu est celui qu’Amelot de La Houssaye a traduit sous le titre de l’Homme de cour, 1684, in-4°, et qui a eu beaucoup d’éditions.