Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7052

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 413-414).
7052 — À M. LE COMTE DE FÉKÉTÉ.
À Ferney, 23 octobre.

Je reçus hier, monsieur le comte, vos vers, qui m’étonnent toujours ; votre belle apologie des chrétiens, qui en usent avec les dames beaucoup plus honnêtement que les musulmans ; et votre vin de Hongrie, dont je viens de boire un coup malgré tous mes maux, et qui est, après vos vers et votre prose, ce que j’aime le mieux. Les bords du lac de Genève, qui ne produisent que de fort mauvais vin, ont été bien étonnés du vôtre, et moi confondu d’un si beau présent, qui vaut mieux assurément que toute l’eau d’Hippocrène. Je suis bien honteux que les stériles montagnes suisses n’aient rien qui soit digne de vous. Il n’y a que des ours, des chamois, des marmottes, des loups, des renards, et des Suisses.

J’ai l’honneur de vous envoyer la faible tragédie scythe[1], que vous avez la curiosité de voir. Je l’adresse à M. de…, sans aucune lettre particulière, et seulement avec une enveloppe à votre adresse. Si elle arrive à bon port, cela m’encouragera à vous envoyer d’autres paquets.

Vous renoncez donc à la dignité de chancelier, et vous donnez la préférence à celle de général d’armée. Je ne serai plus au monde quand vous commanderez, mais je vous souhaite tous les succès que votre esprit, qui s’étend à tout, doit vous faire espérer. Le roi de Prusse a commencé par faire des vers.

M. le marquis de Miranda[2] me paraît penser très-juste, et connaît fort bien son monde. Je croyais que les chambellans de la première reine de l’Europe étaient excellences de droit. J’ai été chambellan d’un roi[3] dont le grand-père tenait sa dignité du grand-père de votre souveraine ; mais ces chambellans-là étaient vostra coglioneria, et non pas vostra eccellenza lustrissima. C’est en Italie que l’eccellenza lustrissima a beau jeu.

Quelque titre que vous preniez, monsieur, je chérirai jusqu’au dernier moment de ma vie celui de votre très-humble, très-obéissant, très-attaché et très-reconnaissant serviteur.

  1. Les Scythes : voyez tome VI, page 261. Voltaire avait joint à l’exemplaire neuf vers qui sont dans les Poésies mêlées, tome X, et dont voici le premier :

    Au bord du Pont-Euxin le tendre Ovide un jour.

  2. Voyez lettre 6974.
  3. Le roi de Prusse.