Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7056

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 418-420).
7056. — DE M. COLINI.
Manheim, 29 octobre.

Monseigneur l’électeur a lu avec avidité, monsieur, la lettre que vous venez de m’écrire[1]. Il regrette de ne pouvoir pas vous voir à Manheim, et vous ne lui donnez seulement pas l’espoir de vous posséder un jour. Je vous remercie des réflexions que vous avez bien voulu faire sur mon petit ouvrage. Voici quelques-unes de mes remarques.

Comme vous êtes né en 1694, le cardinal d’Auvergne et le chevalier de Bouillon n’ont pu vous parler du cartel de l’électeur palatin que dans un temps où ce fait était déjà imprimé dans une foule d’ouvrages. À moins qu’ils ne vous aient montré quelque écrit particulier que nous ne connaissons point, je ne vois pas ce qui pourrait empêcher de penser qu’ils n’ont connu cette anecdote que par ces ouvrages, qu’elle a pu les flatter, et qu’ils pouvaient être charmés de l’adopter. Lorsque j’ai fait des recherches dans les archives de Manheim, et que j’ai souhaité qu’on en fît au dépôt de la guerre en France, ce n’était pas uniquement pour trouver le défi et la réponse de Turenne, lettres d’animosité dont je veux croire qu’on n’ait pas gardé de copie, mais je cherchais quelque trace de ce fait ; et il est étonnant que parmi ce fatras de papiers et de correspondances, qui contient souvent des choses plus inutiles que ce cartel, on n’en trouve pas le moindre vestige. Dites-moi, je vous prie, par quelle fatalité, depuis l’époque du cartel jusqu’à la publication du livre du romancier Courtilz, c’est-à-dire depuis 1674 jusqu’à 1685, on ne trouve ni papiers, ni nouvelles qui fassent mention de cette anecdote, et pourquoi, après la publication du même livre, voit-on ce bruit répandu dans l’Europe ? Vous voudriez le faire regarder comme assez indifférent, pour qu’on ne se donnât pas plus de peine pour en conserver le souvenir qu’on ne s’en donne pour copier des lettres d’amour. Cependant tous les auteurs, même les plus respectables, qui ont parlé après Gatien de Courtilz, ont eu l’intention de nous le transmettre comme un fait intéressant et curieux. Ne le dites-vous pas ?

Louis XIV a pu fort bien demander s’il ne pourrait pas en conscience se battre avec l’empereur Léopold ; mais Louis XIV s’avisa-t-il jamais d’envoyer des défis au prince Eugène et à Marlborough ?

Je n’ai point dit qu’il ne faut pas ajouter foi au marquis de Beauvau, parce qu’il croyait aux revenants et aux visions ; mais j’ai dit que, du temps du prétendu cartel, il était à quatre-vingts lieues de Manheim ; qu’il était attaché à la maison de Bavière, l’ennemie jurée de la Palatine, et qu’il écrivait alors son ouvrage, comme il le déclare lui-même, sur la foi d’autrui : raison bien plus plausible que celle dont vous me rendez responsable, et que je n’avais alléguée que parce que ces auteurs à visions sont sujets quelquefois à être visionnaires.

Vous vous étonnez de ce que Charles-Louis, qui voyait ce fait publié dans toute l’Europe, ne l’ait pas hautement démenti, et vous en concluez que le fait était vrai : vous admettez ici gratuitement ce qui fait justement le nœud de toute la difficulté. Qui est-ce qui vous a dit que Charles-Louis ait vu ce fait publié dans toute l’Europe ? c’est un point fort embarrassant qui vous reste à prouver, un point que je nie hautement, et sur lequel roule toute ma dissertation. Le silence de Charles-Louis, de ses courtisans, de tous les historiens et de tous les écrivains du temps, démontre la fausseté du fait. Pour que vous puissiez donc prouver qu’il était public dans toute l’Europe du temps de l’électeur, il faut produire des pièces justificatives, citer les ouvrages et les historiens contemporains qui en ont parlé, et faire voir que j’ai eu tort de regarder Gatien de Courtilz comme le premier auteur de cette fable en 1685, dix ans après la mort de Turenne, et cinq après celle de Charles-Louis. J’ai tâché de faire voir dans mon ouvrage comment s’est répandue cette fable après Gatien, comment d’un auteur elle a passé à l’autre ; et en admettant que Charles-Louis ait eu connaissance de ce fait, vous renversez sans aucune preuve mon système.

Vous ajoutez : Comment aucun homme de sa cour ne se serait-il élevé contre cette imposture ? Selon moi, aucun homme de sa cour ne put s’élever contre cette imposture qu’après l’année 1685 ; et je trouve, en effet, que huit ans après cette date un homme de sa cour fit connaître la fausseté de cette anecdote. Pourquoi si tard, direz-vous ? On n’en sera pas surpris, si on veut observer dans quelles circonstances parut l’ouvrage de Gatien de Courtilz.

Au commencement de l’année 1685, la branche réformée de Charles-Louis vint à s’éteindre en son fils, et fit place à la catholique de Neubourg : c’est immédiatement après cet événement que le livre de Gatien devint public. On voyait alors à Heidelberg une cour entièrement nouvelle, agitée par d’autres vues et par de nouveaux intérêts, animée d’un autre esprit de religion, et qui eut tout à coup à redouter les prétentions de la maison d’Orléans sur la succession de Simmeren[2]. Pensez-vous qu’au milieu de ce changement et de la crainte d’une guerre prochaine, les anciens courtisans de feu Charles-Louis fussent fort curieux de nouveautés de littérature française ? et exigeriez-vous que le livre de Gatien leur dût être connu immédiatement après la publication, afin qu’ils pussent le réfuter ? Reiger, secrétaire de cet électeur, enveloppé dans cette catastrophe, et réfugié en Suisse, n’apprit même que vers l’an 1692 le bruit que faisait en France l’anecdote de ce cartel. Cet animé serviteur de Charles-Louis, auquel on ne saurait attribuer des vues de flatterie, publia, en 1693, que ce fait était entièrement faux. Vous voyez donc qu’il y a eu quelqu’un de la cour de Charles-Louis qui s’est élevé contre cette imposture aussitôt qu’il a pu en avoir connaissance. Le témoignage de cet homme me paraît d’un grand poids. Croira-t-on plutôt à M. de Beauvau, qui s’était éloigné de Manheim, qu’à Reiger, qui ne quittait pas Charles-Louis, qui était son confident, qui écrivait toutes ses lettres, et qui était auprès de son maître dans le temps de ce prétendu défi ?

Lorsqu’on jette un encrier à la tête de quelqu’un qui vous dit des injures, c’est un mouvement de colère dont on n’est pas le maître, et on a le plaisir de se voir vengé avant que d’y avoir pensé. Mais un cartel, il faut l’écrire, il faut chercher les expressions ; cela demande du temps ; on réfléchit ; on pense que le général avec lequel on veut se battre n’est peut-être pas si coupable ; qu’il agit par des ordres ; que quand on l’aura tué, les villages n’en seront pas moins brûlés ; qu’en cas qu’on soit tué, les sujets n’en seront que plus à plaindre : on commence à entrevoir l’inutilité de la bravade et le mauvais choix qu’on a fait du moyen de témoigner sa très-juste indignation par un défi qu’il est aisé de prévoir qu’on n’acceptera pas : en attendant, l’ardeur se calme, l’envie de se battre diminue, la raison vient ; on finit par déchirer la lettre. Aura-t-on raison de conclure que si quelqu’un a commis la première de ces actions, on doit le supposer capable de la seconde ?

Voilà les remarques que j’ai voulu soumettre à vos lumières. Je voudrais que vous les trouvassiez fondées, etc.

Colini.
  1. Lettre 7051.
  2. Louis-Philippe, frère de la duchesse d’Orléans, mère du régent, mourut en 1685. Il avait en apanage la principauté de Simmeren ou Simmem, sur laquelle la maison d’Orléans éleva des prétentions.