Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7074

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 434-436).
7074. — À M. DAMILAVILLE.
23 novembre.

Vous n’aviez pas besoin, mon cher ami, de la lettre de M. d’Alembert pour m’exciter. Vous savez bien que, sur un mot de vous, il n’y a rien que je ne hasarde pour vous servir.

Je vous avais déjà prévenu en écrivant la lettre[1] la plus forte à Mme de Sauvigny. Je prendrai aussi, n’en doutez pas, le parti d’implorer la protection de M. le duc de Choiseul ; mais sachez qu’il est à présent très-rare qu’un ministre demande des emplois à d’autres ministres. Il n’y a pas longtemps que j’obtins de M. le duc de Choiseul qu’il parlât à monsieur le vice-chancelier en faveur d’un ancien officier à qui nous avons donné la sœur de M. Dupuits en mariage. Cet officier, retiré du service avec la croix de Saint-Louis et une pension, avait été forcé, par des arrangements de famille, à prendre une charge de maître des comptes à Dole ; il demandait la vétérance avant le temps prescrit : croiriez-vous bien que monsieur le vice-chancelier refusa net M. de Choiseul, et lui envoya un beau mémoire pour motiver ses refus ? Vous jugez bien que, depuis ce temps-là, le ministre n’est pas trop disposé à demander des choses qui ne dépendent pas de lui. Soyez sûr que je n’aurai réponse de trois mois.

Il y a environ ce temps-là que j’en attends une de lui sur une affaire qui me regarde. Il m’a fait dire, par le commandant de notre petite province, qu’il n’avait pas le temps d’écrire, qu’il était accablé d’affaires : voilà où j’en suis.

Il me paraît de la dernière importance d’apaiser M. de Sauvigny ; il faut l’entourer de tous côtés. M. de Montigny, trésorier de France, de l’Académie des sciences, est très à portée de lui parler avec vigueur. N’avez-vous point quelque ami auprès de M. d’Ormesson ? Heureusement la place qui vous est promise n’est point encore vacante ; on aura tout le temps de faire valoir vos droits si bien établis.

La tracasserie qu’on vous fait est inouïe. Je me souviens d’un petit dévot, nommé Leleu, qui avait deux crucifix sur sa table : il débuta par me dire qu’il ne voulait pas transiger avec moi, parce que j’étais un impie, et il finit par me voler vingt mille francs. Il s’en faut beaucoup, mon cher ami, que les scènes du Tartuffe soient outrées : la nature des dévots va beaucoup plus loin que le pinceau de Molière.

J’aurai, dans le courant du mois de décembre, une occasion très-favorable de prier monsieur le contrôleur général de vous rendre justice. Je ne saurais m’imaginer qu’on pût manquer à sa parole sur un prétexte aussi ridicule. Cela ressemblerait trop au marquis d’O, qui prétendait que le prince Eugène et Marlborough ne nous avaient battus que parce que le duc de Vendôme n’allait pas assez souvent à la messe.

Je vous prie de ne pas oublier le maréchal de Luxembourg[2], qui n’allait pas plus à la messe que le duc de Vendôme. Je suis obligé d’arrêter l’édition du Siècle de Louis XIV, jusqu’à ce que j’aie vu ces campagnes du maréchal, où l’on m’a dit qu’il y a des choses fort instructives.

Le petit livre du Militaire philosophe vaut assurément mieux que toutes les campagnes. Il est très-estimé en Europe de tous les gens éclairés. J’ai bien de la peine à croire qu’un militaire en soit l’auteur. Nous ne sommes pas comme les anciens Romains, qui étaient à la fois guerriers, jurisconsultes et philosophes.

Vous ne me parlez plus de votre cou ; pour moi, je vous écris de mon lit, dont mes maux me permettent rarement de sortir. On ne peut s’intéresser à vos affaires, ni vous embrasser plus tendrement que je le fais.

  1. Lettre qui est perdue ; voyez 7070.
  2. C’est-à dire les Mémoires que Voltaire croyait imprimés ; voyez lettre 7059.