Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7101
Mon cher enfant, mon cher ami, mon cher confrère, je ne me connais pas trop en C sol ut et en F ut fa. J’ai l’oreille dure, je suis un peu sourd ; cependant je vous avoue qu’il y a des airs de Pandore qui m’ont fait beaucoup de plaisir. J’ai retenu, par exemple, malgré moi :
Ah ! vous avez pour vous la grandeur et la gloire.
D’autres airs m’ont fait une grande impression, et laissent encore un bruit confus dans le tympan de mon oreille.
Pourquoi sait-on par cœur les vers de Racine ? c’est qu’ils sont bons. Il faut donc que la musique retenue par les ignorants soit bonne aussi. On me dira que chacun sait par cœur :
J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.
Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout, etc.
(ce sont des vers du Pont-Neuf, et cependant tout le monde les
sait par cœur) ; que la plupart des ariettes de Lulli sont des airs
du Pont-Neuf et des barcarolles de Venise, d’accord : aussi ne les
a-t-on pas retenus comme bons, mais comme faciles. Mais, pour
peu qu’on ait de goût, on grave dans sa mémoire tout l’Art poétique
et quatre actes entiers d’Armide. La déclamation de Lulli
est une mélopée si parfaite que je déclame tout son récitatif en
suivant ses notes, et en adoucissant seulement les intonations ;
je fais alors un très-grand effet sur les auditeurs, et il n’y a personne
qui ne soit ému. La déclamation de Lulli est donc dans
la nature, elle est adaptée à la langue, elle est l’expression du
sentiment.
Si cet admirable récitatif ne fait plus aujourd’hui le même effet que dans le beau siècle de Louis XIV, c’est que nous n’avons plus d’acteurs, nous en manquons dans tous les genres ; et, de plus, les ariettes de Lulli ont fait tort à sa mélopée, et ont puni son récitatif de la faiblesse de ses symphonies. Il faut convenir qu’il y a bien de l’arbitraire dans la musique. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a, dans la Pandore de M. de La Borde, des choses qui m’ont fait un plaisir extrême.
J’ai d’ailleurs de fortes raisons qui m’attachent à cette Pandore. Je vous demanderai surtout de faire une bonne brigue, une bonne cabale, pour qu’on ne retranche point
Ô Jupiter ! ô fureurs inhumaines !
Éternel persécuteur,
De l’infortune créateur, etc.
et non pas de l’infortuné, comme on l’a imprimé ; cela est très-janséniste,
par conséquent très-orthodoxe dans le temps présent ;
ces b… font Dieu auteur du péché, je veux le dire à l’Opéra.
Ce petit blasphème sied d’ailleurs à merveille dans la bouche
de Prométhée, qui, après tout, était un très-grand seigneur,
fort en droit de dire à Jupiter ses vérités.
Si vous recevez des jansénistes dans votre académie, tout est perdu, ils vont inonder la face de la France. Je ne connais point de secte plus dangereuse et plus barbare. Ils sont pires que les presbytériens d’Écosse. Recommandez-les à M. d’Alembert ; qu’il fasse justice de ces monstres ennemis de la raison, de l’État et des plaisirs.
Je plains beaucoup Mlle Durancy, s’il est vrai qu’elle ait la voix dure[1] et les fesses molles. On dit que Mlle Dubois a un très-beau c… ; elle devait se contenter de cet avantage, et ne pas falsifier ma lettre pour faire abandonner le tripot de la Comédie à cette pauvre enfant. Ce n’est pas là un tour d’honnête fille, c’est un tour de prêtre ; mais, si elle est belle, si elle est bonne actrice, il faut tout lui pardonner. M. le duc de Duras a constaté ce petit artifice, mais il est fort indulgent pour les belles, ainsi qu’on doit l’être ; il a établi une petite école de déclamation à Versailles.
Puissiez-vous avoir des acteurs pour votre Empire romain[2] ! Je m’intéresse à votre gloire comme un père tendre. Je vous aimerai, vous et les beaux-arts, jusqu’au dernier moment de ma vie ; maman est de moitié avec moi.