Correspondance de Voltaire/1767/Lettre 7112

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Correspondance : année 1767GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 470-471).
7112. — À MADAME NECKER.
28 décembre.

Madame, il faut que j’implore votre esprit conciliant contre l’esprit de tracasserie : ce n’est pas des tracasseries de Genève que je parle ; on a beau vouloir m’y fourrer, je n’y ai jamais pris part que pour en rire avec la belle Catherine Ferbot, digne objet des amours inconstants de Robert Covelle[1]. Il s’agit d’une autre tracasserie que le tendre amour me fait de Paris au mont Jura, à l’âge de soixante-quatorze ans, temps auquel on a peu de chose à démêler avec ce monsieur.

On m’a envoyé de Paris des vers bien faits sur M. Dorat et sa maîtresse[2] ; on m’a envoyé aussi une réponse de M. Dorat très-bien faite ; mais ce qui est assurément très-mal fait, c’est de m’imputer les vers contre les amours et la poésie de M. Dorat. Je jure, par votre sagesse et par votre bonté, madame, que je n’ai jamais su que M. Dorat eût une nouvelle maîtresse. Je leur souhaite à tous deux beaucoup de plaisir et de constance. Mais il me paraît qu’il y a de l’absurdité à me faire auteur d’un petit madrigal qui tend visiblement à brouiller l’amant et la maîtresse, chose que j’ai regardée toute ma vie comme une méchante action.

Je sais que M. Dorat vient chez vous quelquefois ; je vous prie de lui dire, pour la décharge de ma conscience, que je suis innocent, et qu’il faudrait être un innocent pour me soupçonner ; c’est apparemment le sieur Coger, ou quelque licencié de Sorhonne, qui a débité cette abominable calomnie dans le prima moisis[3]. En un mot, je m’en lave les mains. Je ne veux point qu’on me calomnie, et je vous prends pour ma caution. Que celui qui a fait l’épigramme la garde ; je ne prends jamais le bien d’autrui.

J’apprends, dans le moment, que la demoiselle qui est l’objet de l’épigramme est une demoiselle de l’Opéra. Je ne sais si elle est danseuse ou chanteuse ; j’ai beaucoup de respect pour ces deux talents, et il ne me viendra jamais en pensée de troubler son ménage. On dit qu’elle a beaucoup d’esprit ; je la révère encore plus. Mais, madame, si l’esprit, si les grandes connaissances, et la bonté du cœur, méritent les plus grands hommages, vous ne pouvez douter de ceux que je vous rends, et des sentiments respectueux avec lesquels je serai toute ma vie, votre, etc.

  1. Voyez page 124.
  2. Voyez une note sur la lettre 7102.
  3. Voyez la note, tome XXVI, page 169.