Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7185

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 535-539).
7185. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
À Ferney, 20 février.

Mon cher et illustre confrère, vous ne voulez donc pas placer le maréchal de La Meilleraie parmi les surintendants ? Il le fut pourtant en 1648 ; c’est un fait avéré.

Je vous avais proposé aussi de mettre Abel Servien à sa place, avec Nicolas Fouquet, puisqu’ils furent tous deux toujours surintendants conjointement.

Mais j’ai de plus grandes plaintes à vous faire. Comment avez-vous pu, dans votre nouvelle édition, démentir la bonté de votre caractère et la douceur de vos mœurs dans l’article Servet ? Il semble que vous vouliez un peu justifier Calvin et tous les persécuteurs. Vous flétrissez l’indulgence, la tolérance, du nom de tolérantisme, comme si c’était une hérésie, comme si vous parliez de l’arianisme et du jansénisme. Vous n’ignorez pas que le meurtre de Servet est une violation criminelle du droit des gens, un véritable assassinat commis en cérémonie#1, et qui devait attirer sur les assassins le châtiment le plus terrible ? J’ose croire que, si le mot d’arien n’avait pas retenu Charles-Quint, ou plutôt s’il n’était pas tombé dès lors dans le triste état qu’il alla bientôt cacher dans la solitude de Saint-Just, il aurait puni sévèrement cet outrage fait dans Genève, ville impériale, à la nation espagnole. C’était un attentat inouï d’arrêter, sans aucun prétexte, un sujet de Charles-Quint, qui voyageait sur la foi publique, muni de bons passe-ports. Servet ne voulait coucher qu’une nuit à Genève, pour aller en Allemagne : Calvin, qui le sut, le fit saisir comme il partait de l’hôtellerie de la Rose. On lui vola quatre-vingt-dix-sept doublons d’or, une chaîne d’or, et six bagues.

Vous savez quelle mort suivit ce brigandage. Calvin, qui aurait été lui-même brûlé en France s’il avait été pris, força le misérable conseil de Genève à faire brûler Servet à petit feu avec des fagots verts, et il jouit de ce spectacle. Il n’y eut point, dans votre Saint-Barthélémy, d’assassinat plus cruellement exécuté.

Vous m’avouerez que la douceur chrétienne, nommée par vous tolérantisme, eût mieux valu que cette sainte abomination. J’ose vous dire qu’en France, si les Guises avaient été plus tolérants, votre conseiller Anne Dubourg, neveu du chancelier, et tant d’autres, n’auraient pas péri par le même supplice que Servet. Croyez-moi, mon cher et illustre confrère, la tolérance prêche mieux que les bourreaux.

Vous citez l’exemple de Socrate ; vous paraissez regarder sa mort comme une preuve de l’intolérance des Athéniens. On dirait, à vous entendre, que les lois d’Athènes mettaient à mort tous ceux qui s’étaient moqués du hibou de Minerve. Vous êtes [1] trop savant dans l’antiquité pour ne pas convenir que la mort de Socrate fut l’effet d’une cabale criminelle et d’un fanatisme passager, à peu près comme l’assassinat juridique commis à Toulouse contre Calas.

Songez, je vous en supplie, que les Athéniens punirent la cabale qui avait fait empoisonner Socrate, qu’ils condamnèrent à mort les principaux juges, qu’ils érigèrent à Socrate non-seulement une statue, mais un temple ; en un mot, jamais les Athéniens ne montrèrent un plus grand respect pour la philosophie, et une horreur plus violente pour les persécuteurs.

Les Romains, dont vous tenez vos lois, ont été tolérants depuis Romulus jusqu’au châtiment du centurion Marcel[2], qui, l’an 298, brisa sa baguette de commandement à la tête des troupes, et déclara qu’il ne fallait plus servir les empereurs parce qu’ils n’étaient pas chrétiens. Avant Marcel, il y eut quelques chrétiens persécutés ; mais, comme dit Origène, de loin à loin, et en très-petit nombre (Origène, l. III). Il serait très-aisé de prouver qu’ils ne furent punis que comme factieux, puisque Origène et le fougueux Tertullien moururent dans leur lit, et qu’aucun prêtre, soi-disant évêque de Rome, ne fut exécuté, non pas même saint Pierre, dont le prétendu séjour à Rome est une fable absurde[3].

Non, vous ne trouverez, pendant plus de huit cents ans, aucun homme persécuté à Rome pour ses opinions. Comment pouvez-vous dire que, s’il n’y avait pas de persécution alors, c’était parce que tout le monde était d’accord sur le culte des dieux ? Quoi ! les stoïciens et les épicuriens ne rejetaient pas hautement toute la théologie grecque et romaine ? quoi ! ces sectes nombreuses ne s’en moquaient-elles pas ouvertement ? Cicéron lui-même n’en a-t-il pas parlé avec le dernier mépris ? Lucrèce n’a-t-il pas chassé la superstition de toutes les honnêtes maisons ? ne l’a-t-il pas renvoyée à la canaille, aux femmelettes, et aux hommes faibles, qui sont au-dessous des femmelettes ?

Quel censeur, quel tribun, quel préteur, quel centumvir, ont jamais fait un procès à Lucrèce ?

La tolérance a toujours été la loi fondamentale de la république romaine, loi non gravée sur les Douze Tables, mais empreinte dans toutes les têtes et dans tous les cœurs. Cela est vrai, comme il est vrai qu’Henri IV a été assassiné par la seule intolérance.

Vous citez Dion Cassius, vil Grec, vil écrivain, vil flatteur, vil ennemi de Cicéron, qui, seul de tous les historiens, dit que Mécène, qu’il n’a jamais vu, conseilla à Auguste de ne point admettre de religions nouvelles. Les malheureuses équivoques qui embarrassent tous les langages, et qui ont causé parmi nous tant de disputes fatales, ont produit une grande méprise sur ce passage de Dion Cassius. Τἀ ίερἀ ne signifie point ici ce que nous entendons par religion, un système dogmatique ennemi des autres systèmes ; Τἀ ίερἀ veut dire sacrifices, cérémonies sacrées. Il y en avait assez à Rome : il ne s’agissait, du temps d’Auguste, que d’admettre, par une sanction publique du sénat, les mystères de Cérès Éleusine, ceux de la déesse de Syrie, et ceux d’Isis.

Vous connaissez l’ancienne loi des Douze Tables, qui ne fut jamais abolie : Deos exteros, nisi publice adscitos, nec colunto[4] ; point de culte étranger, s’il n’est admis par la loi. Ces cultes étrangers n’ont donc jamais été autorisés, mais ils ont été tolérés dans l’empire. Isis même, quoique la déesse d’un peuple vaincu et méprisé, eut un temple dans les faubourgs de Rome, du temps d’Auguste.

Les Juifs, ces misérables Juifs, les plus fanatiques des hommes, avaient à Rome une synagogue. Où pourrez-vous jamais trouver une plus grande différence de culte, et une plus grande tolérance ?

Ah ! mon cher confrère, quel temps prenez-vous pour vouloir flétrir une vertu si nécessaire au genre humain ! C’est le temps même où la tolérance universelle commence à s’établir dans une grande partie de l’Europe ; c’est lorsque la tolérance étanche, dans l’Allemagne, depuis la paix de Westphalie, le sang que le monstre de l’intolérantisme avait fait couler pendant deux siècles ; c’est lorsque l’impératrice de Russie assemble dans la grande salle de son palais jusqu’à des musulmans, des adorateurs du grand lama, et des païens, pour former le code des lois qu’elle va donner à un empire plus vaste que l’empire romain ; c’est lorsque le roi de Pologne établit la liberté de conscience dans un pays deux fois aussi grand que la France.

Vous ne sauriez croire combien de gens de lettres m’ont témoigné de douleur, et se sont plaints à moi comme à votre ancien ami et à votre admirateur très-zélé. Je suis affligé comme eux de ce fatal article ; il fera un mal que vous n’avez pas voulu. Vous mettez des armes entre les mains des furieux. Est-il possible que ces armes soient aiguisées par le plus doux et le plus aimable des hommes ? Je ne vous en aime pas moins ; mais ma douleur est égale aux sentiments que je conserverai pour vous jusqu’à la mort.

Je n’écris point à Mme du Déffant ; que lui manderais-je du désert où j’achève mes jours ? Je ne pourrais que lui dire que je l’aime de tout mon cœur, ou que de tout mon cœur je l’aime ; car il n’y a plus moyen de lui dire : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour, ou d’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux[5]. »

Jouissez tous deux de la vie comme vous pourrez ; je la supporte assez doucement.

  1. Boileau, satire viii, vers 296.
  2. Voyez tome XVIII, page 386 ; et XXIV, 485.
  3. Voyez tome XX, page 214.
  4. Voyez tome XI, page 147.
  5. Bourgeois gentilhomme, acte II, scène vi.