Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7215

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 562-563).
7215. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
De Saint-Joseph, mardi 22 mars 1708.
(Ma date servira de signature.)

J’ai eu la visite de Mme Denis, de M. et de Mme Dupuits ; jugez, monsieur, du plaisir que j’ai eu à parler de vous. Je les ai accablés de questions de votre santé, de la vie que vous menez, de la façon dont j’étais avec vous ; si vous pensiez à me donner votre statue ou votre buste ? j’ai été contente de leurs réponses. Votre santé est bonne ; vous ne vous ennuyez point, et vous décorerez mon cabinet ; souffrez à présent que je vous interroge. Pourquoi vous êtes-vous séparé de votre compagnie ? Je n’ai point été contente des raisons qu’on m’en a données. Comment, à nos âges, peut-on renoncer à des habitudes ? Ce n’est point par une vaine curiosité que je vous prie de m’informer de vos motifs, mais par l’intérêt véritable que je prends à vous. Oui, monsieur de Voltaire, rien n’est si vrai, je suis et serai toujours la meilleure de vos amies. Il y a cinquante ans que je vous connais, et par conséquent que je vous admire ; cette admiration n’a fait que croître et s’embellir par la comparaison de vous à vos contemporains, destinés à être vos successeurs. Je bénis le ciel d’être aussi vieille ; il n’y a plus de plaisir à vivre ; on n’entend plus que des lieux communs ou des extravagances. Si j’étais plus jeune, j’irais vous voir, et je m’accommoderais fort bien d’être en tiers entre vous et le Père Adam ; mais comme cela ne se peut pas, je vous renouvelle la demande que je vous ai déjà faite de m’envoyer toutes vos nouvelles productions ; vous pouvez compter sur ma fidélité. Je n’ai jamais donné copie de vos lettres, ni de ce que vous m’avez envoyé ; je les ai montrées à fort peu de personnes, et s’il y en a eu une d’imprimée, ce fut un certain M. Turgot, que je ne vois plus, qui a une mémoire diabolique, qui me joua ce tour. La Princesse de Babylone paraît, à ce qu’on m’a dit, et encore d’autres petits ouvrages ; envoyez-moi tout cela, je vous conjure, sous l’adresse de M. ou de Mme de Choiseul ; j’ai leur consentement. Il faut que je vous avoue, monsieur, une grande inquiétude que j’ai. Vous aimez si fort votre Catherine qu’il pourrait bien vous passer par la tête… Ah ! ce serait une grande folie ! Ne la voyez jamais que par le télescope de votre imagination, faites-nous un beau roman de son histoire, rendez-la aussi intéressante que la Sémiramis de votre tragédie ; mais laissez toujours entre elle et vous la distance des lieux, à la place de celle du temps. Si vous avez à voyager, venez aux bords de la Seine ; venez dans ma cellule, ce me serait un grand plaisir de vous embrasser et de passer mes derniers jours avec vous.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure ; Paris, 1865.