Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7218

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 45 (p. 563-565).
7218. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
30 mars.

Quand j’ai un objet, madame, quand on me donne un thème, comme, par exemple, de savoir si l’âme des puces est immortelle ; si le mouvement est essentiel à la matière ; si les opéras-comiques sont préférables à Cinna et à Phèdre, ou pourquoi Mme Denis est à Paris, et moi entre les Alpes et le mont Jura, alors j’écris régulièrement, et ma plume va comme une folle.

L’amitié dont vous m’honorez me sera bien chère jusqu’à mon dernier souffle, et je vais vous ouvrir mon cœur.

J’ai été pendant quatorze ans l’aubergiste de l’Europe, et je me suis lassé de cette profession. J’ai reçu chez moi trois ou quatre cents Anglais, qui sont tous si amoureux de leur patrie que presque pas un seul ne s’est souvenu de moi après son départ, excepté un prêtre écossais, nommé Brown[1], ennemi de M. Hume, qui a écrit contre moi, et qui m’a reproché d’aller à confesse, ce qui est assurément bien dur.

J’ai eu chez moi des colonels français, avec tous leurs officiers, pendant plus d’un mois ; ils servent si bien le roi qu’ils n’ont pas eu seulement le temps d’écrire ni à Mme Denis ni à moi.

J’ai bâti un château comme Béchamel, et une église comme Lefranc de Pompignan. J’ai dépensé cinq cent mille francs à ces œuvres profanes et pies ; enfin d’illustres débiteurs de Paris et d’Allemagne, voyant que ces magnificences ne me convenaient point, ont jugé à propos de me retrancher les vivres pour me rendre sage. Je me suis trouvé tout d’un coup presque réduit à la philosophie. J’ai envoyé Mme Denis solliciter les généreux Français, et je me suis chargé des généreux Allemands.

Mon âge de soixante-quatorze ans, et des maladies continuelles, me condamnent au régime et à la retraite. Cette vie ne peut convenir à Mme Denis, qui avait forcé la nature pour vivre avec moi à la campagne ; il lui fallait des fêtes continuelles pour lui faire supporter l’horreur de mes déserts, qui, de l’aveu des Russes, sont pires que la Sibérie pendant cinq mois de l’année. On voit de sa fenêtre trente lieues de pays, mais ce sont trente lieues de montagnes, de neiges, et de précipices ; c’est Naples en été, et la Laponie en hiver.

Mme Denis avait besoin de Paris ; la petite Corneille en avait encore plus besoin ; elle ne l’a vu que dans un temps où ni son âge ni sa situation ne lui permettaient de le connaître. J’ai fait un effort pour me séparer d’elles, et pour leur procurer des plaisirs, dont le premier est celui qu’elles ont eu de vous rendre leurs devoirs.

Voilà, madame, l’exacte vérité sur laquelle on a bâti bien des fables, selon la louable coutume de votre pays, et je crois même de tous les pays.

J’ai reçu de Hollande une Princesse de Babylone[2] ; j’aime mieux les Quarante écus[3], que je ne vous envoie point, parce que vous n’êtes pas arithméticienne, et que vous ne vous souciez guère de savoir si la France est riche ou pauvre. La Princesse part sous l’enveloppe de Mme la duchesse de Choiseul ; si elle vous amuse, je ferai plus de cas de l’Euphrate que de la Seine.

J’ai reçu une petite lettre de Mme de Choiseul ; elle me paraît digne de vous aimer. Je suis fâché contre M. le président Hénault, mais j’ai cent fois plus d’estime et d’amitié pour lui que je n’ai de colère.

Adieu, madame ; tolérez la vie : je la tolère bien. Il ne vous manque que des yeux, et tout me manque ; mais assurément les sentiments que je vous ai voués ne me manquent pas.

  1. Robert Browd.
  2. Voyez tome XXI, page 369.
  3. Voyez ibidem, page 305.