Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7365

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 143-145).
7365. — À M. MAILLET DU BOULLAY[1].
À Ferney, 20 octobre[2].

Monsieur, la lettre dont vous m’honorez, au nom de votre illustre Académie, est le prix le plus honorable que je puisse jamais recevoir de mon zèle pour la gloire du grand Corneille, et pour les restes de sa famille. L’éloge de ce grand homme devait être proposé par ceux qui font aujourd’hui le plus d’honneur à sa patrie. Je ne doute pas que ceux qui ont remporté le prix, ou qui en ont approché[3], n’aient pleinement rempli les vues de l’Académie : un si beau sujet a dû animer les auteurs d’un noble enthousiasme. Il me semble que le respect pour ce grand homme est encore augmenté par les petites persécutions du cardinal de Richelieu, par la haine d’un Bois-Robert, par les invectives d’un Claveret, d’un Scudéri, et d’un abbé d’Aubignac, prédicateur du roi. Corneille est assurément le premier qui donna de l’élévation à notre langue, et qui apprit aux Français à penser et à parler noblement. Cela seul lui mériterait une éternelle reconnaissance ; mais quand ce mérite se trouve dans des tragédies conduites avec un art inconnu jusqu’à lui, et remplies de morceaux qui occuperont la mémoire des hommes dans tous les siècles, alors l’admiration se joint à la reconnaissance. Personne ne lui a payé ces deux tributs plus volontiers que moi, et c’est toujours en lui rendant le plus sincère hommage que j’ai été forcé de relever des fautes

Aut humaQuas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura.

(Hor., de Arte poct., v. 352.)

Ces fautes, inévitables dans celui qui ouvrit la carrière, instruisent les jeunes gens sans rien diminuer de sa gloire. J’ai eu soin d’avertir plusieurs fois qu’on ne doit juger les grands hommes que par leurs chefs-d’œuvre.

Les Anglais lui opposent leur Shakespeare ; mais les nations[4] ont jugé ce procès en faveur de la France. Corneille imita quelque chose des Espagnols ; mais il les surpassa, de l’aveu des Espagnols mêmes.

Faites agréer, je vous prie, monsieur, à l’Académie mes très-humbles et respectueux remerciements des deux Éloges qu’elle daigne me faire tenir. Je les lirai avec le même transport qu’un officier de l’armée de Turenne devait lire l’Éloge de son général, prononcé par Fléchier. Je suis extrêmement sensible au souvenir de M. de Cideville ; il y a plus de soixante ans que je lui suis tendrement attaché. La plus grande consolation de mon âge est de retrouver de vieux amis. Je crois en avoir un autre dans votre Académie, si j’en juge par mes sentiments pour lui : c’est M. Le Cat, qui joint la plus saine philosophie aux connaissances approfondies de son art.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Charles-Nicolas Maillet du Boullay, maître des comptes et secrétaire perpétuel de l’Académie de Rouen, né dans cette ville le 6 février 1729, est mort dans le diocèse d’Évreux le 13 septembre 1769.
  2. Cette lettre a été jusqu’à présent datée du 20 novembre ; elle est antérieure à celle du 2 novembre, adressée à Gaillard. On voit que lorsque Voltaire écrivait à du Boullay il ne connaissait pas le nom de l’auteur couronné, ainsi qu’il le dit à Gaillard. La lettre à Maillet du Boullay est peut-être du 20 octobre ; elle a été imprimée sans date dans le Journal encyclopédique du 15 novembre 1769 ; tome VIII, page 132. (B.)
  3. Le prix avait été donné à Gaillard (voyez lettre 7374) ; l’accessit, à La Harpe.
  4. Il semble que Voltaire veuille rappeler son Appel à toutes les nations de l’Europe ; voyez tome XXIV, page 191.