Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7415

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 187-189).
7415. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
12 décembre.

Madame, les imaginations ne dorment point ; et quand même elles prendraient, en se couchant, une dose des oraisons funèbres de Pévêque du Puy[1] et de l’évêque de Troyes[2], le diable les bercerait toujours. Quand la marâtre nature nous prive de la vue, elle peint les objets avec plus de force dans le cerveau ; c’est ce que la coquine me fait éprouver.

Je suis votre confrère des Quinze-Vingts dès que la neige est sur mon horizon de quatre-vingts lieues de tour ; le diable alors me berce beaucoup plus que dans les autres saisons. Je n’ai trouvé à cela d’autre exorcisme que celui de boire : je bois beaucoup, c’est-à-dire demi-setier à chaque repas, et je vous conseille d’en faire autant ; il faut que ce soit d’excellent vin ; personne, de mon temps, n’en avait de bon à Paris.

L’aventure du président Hénault est assurément bien singulière. On s’est moqué de moi avec des Belloste et des Belestat, grands noms que vous connaissez. Je ne veux ni rien croire, ni même chercher à croire.

L’abbé Boudot a eu la bonté de fureter dans la Bibliothèque du roi. Il en résulte qu’il est très-vrai qu’aux premiers états de Blois, dont vous ne vous souvenez guère, on donna trois fois aux parlements le titre d’états généraux au petit pied[3]. Je ne pense point du tout que les parlements représentent les états généraux, sur quelque pied que ce puisse être ; et quand même j’aurais acheté une charge de conseiller au parlement pour quarante mille francs, je ne me croirais point du tout partie des états généraux de France.

Mais je ne veux point entrer dans cette discussion, et m’aller brouiller avec tous les parlements du royaume, à moins que le roi ne me donne quatre ou cinq régiments à mes ordres. De toutes les facéties qui sont venues troubler mon repos dans ma retraite, celle-ci est la plus extraordinaire.

L’A, B, C est un ancien ouvrage traduit de l’anglais, imprimé en 1762[4]. Cela est fier, profond et hardi ; cette lecture demande de l’attention. Il n’y a point de ministre, point d’évêque en deçà de la mer, à qui cet A, B, C puisse plaire ; cela est insolent, vous dis-je, pour des têtes françaises. Si vous voulez le lire, vous qui avez une tête de tout pays, j’en chercherai un exemplaire, et je vous l’enverrai ; mais l’ouvrage a un pouce d’épaisseur. Si votre grand’maman a ses ports francs, comme son mari, je le lui adresserai pour vous.

Il faut que je vous conte ce qu’on ne sait pas à Paris. Le singe de Nicolet, qui demeure à Rome, s’est avisé de canoniser, non-seulement madame de Chantal, à qui saint François de Sales avait fait deux enfants, mais il a encore canonisé un frère capucin nommé frère Cucufin[5] d’Ascoli. J’ai vu le procès-verbal de sa canonisation ; il y est dit qu’il se plaisait fort à se faire donner des coups de pied dans le cul par humilité, et qu’il répandait exprès des œufs frais et de la bouillie sur sa barbe, afin que les profanes se moquassent de lui, et qu’il offrait à Dieu leurs railleries. Raillerie à part, il faut que Rezzonico soit un grand imbécile ; il ne sait pas encore que l’Europe entière rit de Rome comme de frère Cucufin.

Je sais pourtant qu’il y a encore des Hottentots, même à Paris ; mais, dans dix ans, il n’y en aura plus : croyez-moi sur ma parole.

Quoi qu’il en soit, madame, buvez et dormez ; amusez-vous le moins mal que vous le pourrez, supportez la vie, ne craignez point la mort, que Cicéron appelle la fin de toutes les douleurs[6]. Cicéron était un homme de fort bon sens. Je déteste les poules mouillées et les âmes faibles. Il est trop honteux d’asservir son âme à la démence et à la bêtise de gens dont on n’aurait pas voulu pour ses palefreniers. Souvenons-nous des vers de l’abbé de Chaulieu :

Plus j’approche du terme, et moins je le redoute.
Sur des principes sûrs mon esprit affermi,
Content, persuadé, ne connaît plus de doute :
Des suites de ma fin je n’ai jamais frémi[7].

Adieu, madame ; je baise vos mains avec mes lèvres plates, et je vous serai attaché jusqu’au dernier moment.

  1. J.-G. Lefranc de Pompignan ; voyez page 184.
  2. Poncet de la Rivière.
  3. Vovez une note de la lettre 7447.
  4. Voltaire mit en effet cette date à l’une des éditions de l’A, B, C ; voyez la note, tome XXVII, page 311.
  5. Voyez la Canonisation de saint Cucufin, tome XXVII, page 419.
  6. Cicéron, dans une lettre à Toranius (ad familiares, VI, xxi), dit que la mort est la fin de toutes choses ; et cela à l’occasion d’un malheur qu’il craint. Horace, livre I, épître xvi, vers 79, appelle la mort ultima linea rerum.
  7. Dans sa iie épître à La Fare, Chaulieu dit, :

    · · · · · · · · · · ne connaît plus de doute.
    Je ne suis libertin ni dévot à demi.