Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7416

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 189-190).
7416. — DE MADAME LA MARQUISE DE DEFFANT[1].
Mardi, 13 décembre 1768.

Dormez-vous, monsieur ? Pour moi, je ne ferme pas l’œil, et cette manière d’allonger ma vie me déplaît fort. Je vous ai l’obligation de me souvent prendre mon mal en patience : c’est à vous que j’ai recours quand je ne sais plus que devenir ; je regrette toute autre ressource ; il n’y a point de lecture qui ne me fatigue au bout d’une demi-heure ; je lis, je rejette tout, et je demande du Voltaire.

J’ai reçu votre ceci ; mais il me faut et puis ceci, et puis cela, et je dirai après : encore ceci, encore cela. L’on me parle d’un A, B, C, d’un supplément au Dictionnaire philosophique ; ne devrais-je pas avoir tout cela ? Je ne crains point les frais ; mais si les ouvrages entiers sont trop gros, il faut les séparer. Enfin, mon cher contemporain, ayez soin de moi, avez pitié de moi ; soyez persuadé que rien n’altère le culte que je vous rends, et si vous ressembliez à votre rival, et qu’un grain de foi en vous pût transporter des montagnes, il y a longtemps que vous seriez transporté dans la cour de Saint-Joseph.

Quelle est donc cette quatrième découverte que vous avez faite ? Les trois premières étaient La Beaumelle, Beloste et Belestat. Pourquoi ne pas dire le nom de ce dernier marquis ? Ce serait le moyen de détruire tous les soupçons ; je n’y participe point, je vous crois incapable de telles manœuvres. Pourquoi voudriez-vous troubler la paix de votre ancien ami ? Vous n’avez jamais été soupçonné de ruses ni d’artifices, vous n’avez dû être jaloux de la gloire de personne : enfin il est absurde de vous soupçonner. Nommez l’auteur, je vous le conseille, et que votre réponse soit de façon à ne laisser aucun doute.

Je vous prie de me dire si vous approuvez le mot frais pour exprimer une pensée neuve et naïve ; cette expression n’est chez vous nulle part. Qu’on introduise de nouveaux mots, à la bonne heure ; mais qu’on introduise des termes d’arts ou de sciences qui n’ont ni goût ni justesse, je les renvoie au Dictionnaire néologique.

Vous a-t-on envoyé les vers de l’abbé de Voisenon pour le roi de Danemark ? C’est un beau morceau, il a ses partisans. Le goût est perdu, parce qu’il n’y a plus de bons critiques ; chacun loue les ouvrages de son voisin, pour obtenir l’approbation des siens. De toutes les nouveautés, il n’y a qu’une petite comédie qui m’a fait plaisir, le Philosophe sans le savoir ; elle est jouée à merveille, on y fond en larmes.

Adieu, je vais tâcher de dormir : envoyez-moi de quoi m’en passer.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.