Correspondance de Voltaire/1768/Lettre 7433

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Correspondance : année 1768GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 210-211).
7433. — À M. SAURIN.
28 décembre.

Premièrement, mon cher confrère, je vous ai envoyé un Siècle[1], et je suis étonné et confondu que vous ne l’ayez pas reçu.

En second lieu, vos vers sont très jolis[2].

Troisièmement, votre équation est de fausse position. Ce n’est point moi qui ai traduit l’A, B, C ; Dieu m’en garde ! Je sais trop qu’il y a des monstres qu’on ne peut apprivoiser. Ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang du chevalier de La Barre sont des gens avec qui je ne voudrais me commettre qu’en cas que j’eusse dix mille serviteurs de Dieu avec moi, ayant l’épée sur la cuisse, et combattant les combats du Seigneur[3].

Il y a présentement cinq cent mille Israélites en France qui détestent l’idole de Baal ; mais il n’y en a pas un qui voulût perdre l’ongle du petit doigt pour la bonne cause. Ils disent : Dieu bénisse le prophète ! et si on le lapidait comme Ézéchiel, ou si on le sciait en deux comme Jérémie, ils le laisseraient scier ou lapider, et iraient souper gaiement.

Tout ce que peuvent faire les adeptes, c’est de s’aider un peu les uns les autres, de peur d’être sciés : et si un monstre vient nous demander : Votre ami l’adepte a-t-il fait cela ? il faut mentir à ce monstre.

Il me paraît que M. Huet, auteur de l’A, B, C, est visiblement un anglais qui n’a acception de personne. Il trouve Fénelon trop languissant[4], et Montesquieu trop sautillant[5]. Un Anglais est libre, il parle librement : il trouve la Politique tirée de l’Écriture sainte, de Bossuet, et tous ses ouvrages polémiques, détestables ; il le regarde comme un déclamateur[6] de très-mauvaise foi. Pour moi, je vous avoue que je suis pour Mme du Deffant, qui disait que l’Esprit des lois était de l’esprit sur les lois. Je ne vois de vrai

  1. L’édition de 1768 du Siècle de Louis XIV'.
  2. Saurin avait adressé à Voltaire des vers qui sont effectivement fort jolis, et dont il est parlé dans les Mémoires secrets de Bachaumont, à la date du 16 janvier 1769*. Le rédacteur des Annonces, affiches et avis divers de la Haute et Basse-Normandie les inséra dans le numéro du vendredi 3 février 1769 de son journal, avec cet intitulé : Sorin (sic) à M. de Voltaire, en réponse à l’A, B, C, pièce où il traite purement et simplement Montesquieu de bel esprit, et où il dénigre Fénelon. Un arrêt du parlement de Rouen, en date du 20 février 1769, ordonne que ce numéro des Annonces sera lacéré et brûlé, comme blasphématoire et impie*. Les vers de Saurin n’ayant pu, en conséquence de cet arrêt, entrer dans la collection de ses Œuvres, sont en quelque sorte inédits : je pense que le lecteur les verra ici avec plaisir.

    *. Voyez aussi Grimm, édition Tourneux, tome VIII, page 267.


    Esprit vaste et sublime, et le plus grand peut-être
    Qu’aucun pays jamais, qu’aucun siècle ait vu naître ;
    Voltaire, des humains le digne précepteur,
    Poursuis, en instruisant amuse ton lecteur ;
    Et, joignant à propos la force au ridicule,
    Et, joignDans tes écrits, nouvel Hercule,
    Et, joignAbats l’hydre des préjugés
    De cette nuit profonde où des fourbes célèbres
    Et, joignAu nom du ciel nous ont plongés,
    Et, joignOse dissiper les ténèbres :

    Rends à Arrache à l’erreur son bandeau,
    Rends à la vérité ses droits et son flambeau ;
    Mais du doux Fénelon ne trouble point la cendre,
    Laisse au grand Montesquieu son immortalité :
    Ton cœur de les aimer pourrait-il se défendre ?
    Du genre humain tous deux ont si bien mérité !
    Ils ont pu se tromper, mais ils aimaient les hommes.
    Eh ! combien par l’amour de péchés sont couverts !
    Le sublime écrivain que bel esprit tu nommes
    À, même en se trompant, éclairé l’univers ;
    Rends à Nous lui devons ce que nous sommes.
    Rends à Trop libre peut-être en mes vers,
    Je te dis ma pensée. Oh ! grand homme, pardonne.
    Souvent, par ses écrits jugeant de sa personne,
    Voltaire me paraît une divinité ;
    Mais quand, rabaissant ceux que l’univers renomme,
    Le génie est par toi de bel esprit traîté,
    Je vois avec chagrin que le dieu se fait homme.

    (Note de M. Ravenel).
  3. I, Rois, xviii, 17
  4. Voyez tome XXVII, page 377.
  5. Voyez ibid., page 321.
  6. Voyez ibid., page 350.