Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7487

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 267-268).
7487. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 27 février.

Vous avez plus d’une affaire, monseigneur, et moi je n’en ai presque qu’une seule, c’est d’employer mes derniers jours à vous aimer dans ma retraite entourée de neiges. Je ne vous le dis pas souvent ; mais aussi vous ne me répondez jamais. J’avais cru ne pas déplaire tout à fait dans l’Histoire du grand Siècle de Louis XIV. Le libraire a fait bien des fautes ; mais il n’en a point fait sur la bataille de Fontenoy, sur Gênes, sur Port-Mahon. Il me paraît que vous êtes endurci aux éloges, et que vous ne sentez plus rien : cependant on dit que vous êtes encore dans la force de l’âge. Pour moi, qui ai environ trois ans plus que vous, je suis dans la plus pitoyable décrépitude ; et tandis que vous courez lestement de bordeaux à Paris, à Fontainebleau, à Versailles. j’ai passé une année entière sans sortir un moment de ma chambre. C’est de mon lit, ou plutôt de ma bière, que j’élève ma voix rauque jusqu’à vous. Ma lettre est un petit De profundis. On dit le président Hénault tombé en enfance : pour moi, je suis tombé en poussière. Je n’exige pas que vous réchauffiez ma cendre par quelqu’une de vos agréables lettres : je sais assez qu’un premier gentilhomme d’année, gouverneur de province, n’a pas beaucoup de temps à lui ; mais je demande que vous lisiez au moins avec bonté le De profundis d’un serviteur d’environ cinquante années.

Si j’osais me ressouvenir encore du théâtre qui est sous vos lois, et que j’ai tant aimé, je vous demanderais votre protection pour la tragédie, qui s’en va, dit-on, à tous les diables, comme bien d’autres choses ; mais je ne suis plus de ce monde, et il ne me reste de vie que pour vous assurer, avec le plus tendre respect, que je mourrai en révérant et en aimant le doyen de notre Académie, et l’homme qui fait le plus d’honneur à la France.