Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7510

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 290-292).
7410. — À MADAME DE SAUVIGNY.
À Ferney, 17 mars.

J’ai attendu, madame, pour vous remercier de la confiance et de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu m’instruire de l’état des affaires de monsieur votre frère, que je fusse plus particulièrement informé de sa conduite présente. Je n’ai rien épargné pour en avoir les informations les plus sûres. J’ai envoyé un homme sur les lieux ; j’ai écrit aux magistrats, aux gentilshommes ses voisins. Je crois que vous serez contente d’apprendre que, depuis sept ans qu’il est dans ce pays-là, tout le monde, sans exception, a été charmé de sa conduite. On lui a donné partout droit de bourgeoisie, et on a partout recherché son amitié.

Ces témoignages unanimes plairont sans doute à une sœur qui pense aussi noblement que vous.

Je sens bien que la crainte de voir un frère peu accueilli dans les pays étrangers devait vous inquiéter ; je sens combien il est cruel d’avoir à rougir de ceux à qui le sang nous lie de si près, et je partage la consolation que vous devez éprouver d’être entièrement rassurée.

Tout le défaut de M. Durey de Morsan, comme je vous l’ai déjà dit[1], madame, est cette malheureuse facilité qui causa sa ruine : il a été pillé en dernier par trois ou quatre réfugiés, les uns banqueroutiers, les autres chargés de mauvaises affaires. Il s’était endetté pour eux. L’un d’eux lui avait fait accroire qu’il devait avoir quarante-deux mille livres de rente par la liquidation de ses biens ; et on ne lui mettait ces chimères dans la tête que pour vivre à ses dépens.

Je lui ai fait voir clair comme le jour qu’il ne doit espérer de longtemps que les six mille livres de pension auxquelles il est réduit par ses fautes passées. Je lui ai fait, sentir très-fortement qu’il doit vivre avec une sage économie, en homme de lettres tel qu’il est ; et que, loin de se plaindre de vous, il doit s’appliquer à mériter votre tendresse par la conduite la plus mesurée, et par une confiance entière.

Je l’ai tiré des mains qui dévoraient sa subsistance ; j’ai payé pour lui environ deux mille livres : je lui ferai rentrer ce qu’on lui doit, autant que je le pourrai ; la pitié que m’a d’abord inspirée son état s’est changée ensuite en amitié.

Il est très-éloigné de vouloir jamais revenir contre ce qui a été décidé par sa famille ; il se contentera de ses six mille livres. Il n’a nul dessein de tenter jamais de revenir à Paris ; il voudrait seulement pouvoir faire un petit voyage dans le pays de Bresse et dans celui de Saint-Claude, où on lui doit quelque argent. Je lui procurerai une habitation fixe et peu coûteuse vers le territoire de Genève ; j’empêcherai qu’il ne dépense un écu au delà de sa pension : il donnera une procuration à un homme de confiance pour recevoir son revenu tous les mois, et payer son petit ménage ; il aura des livres qui le consoleront dans sa retraite ; je veillerai sur sa conduite, j’en répondrai comme de moi-même ; et je m’engage envers vous, madame, et envers sa famille, comme s’il s’agissait de mes propres intérêts.

Je suis bien persuadé que vous aimerez mieux le savoir sous mes yeux que sous des yeux étrangers.

Je vous donne encore ma parole d’honneur qu’il ne sortira pas hors des limites du mont Jura, et qu’il n’habitera jamais aucune ville du royaume. La personne chargée de son revenu ne le permettra pas, et, de plus, je vous jure qu’il n’a nulle envie de se montrer, et qu’il veut vivre dans la plus profonde obscurité. Je me flatte, encore une fois, que ce parti vous agréera, et que vous ne souffrirez pas qu’on poursuive votre malheureux frère comme un voleur de grand chemin, tandis qu’il est assez puni de ses faiblesses passées, et qu’il les expie depuis si longtemps par une vie irréprochable. Je sais, madame, que vous avez eu de la générosité pour des étrangers : vous en aurez pour un frère.

  1. Lettre 7462.