Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7523

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 305-306).
7523. — À M. SAURIN.
À Ferney, 5 avril.

Je vous remercie très-sincèrement, mon cher confrère, de votre Spartacus ; il était bon, et il est devenu meilleur. Les oreilles d’âne de Martin Fréron doivent lui allonger d’un demi-pied.

Je ne vous dirai pas fadement que cette pièce fasse fondre en larmes ; mais je vous dirai qu’elle intéresse quiconque pense, et qu’à chaque page le lecteur est obligé de dire : Voilà un esprit supérieur. J’aime mieux cent vers de cette pièce que tout ce qu’on a fait depuis Jean Racine. Tout ce que j’ai vu depuis soixante ans est boursouflé, ou plat, ou romanesque. Je ne vois point dans votre pièce ce charlatanisme de théâtre qui en impose aux sots, et qui fait crier miracle au parterre welche :

Neque, te ut miretur turba, labores.

(Hor., lib. I, sat. x, v. 74.)

Le rôle de Spartacus me paraît, en général, supérieur au Sertorius de Corneille.

Vous m’avez piqué : j’ai relu l’Esprit des lois ; je suis toujours de l’avis de Mme du Deffant[1].

Jaime mieux l’instruction donnée par l’impératrice de Russie pour la rédaction de son code : cela est net, précis, il n’y a point de contradictions ni de fausses citations. Si Montesquieu n’avait pas aiguisé son livre d’épigrammes contre le pouvoir despotique, les prêtres, et les financiers, il était perdu ; mais les épigrammes ne conviennent guère à un objet aussi sérieux. Toutefois, je loue beaucoup son livre, parce qu’il faut louer la liberté de penser. Cette liberté est un service rendu au genre humain.

J’ai été sur le point de mourir il y a quelques jours. J’ai rempli, à mon dixième accès de lièvre, tous les devoirs d’un officier de la chambre du roi très-chrétien, et d’un citoyen qui doit mourir dans la religion de sa patrie. J’ai pris acte formel de ces deux points par-devant notaire, et j’enverrai l’acte à notre cher secrétaire, pour le déposer dans les archives de l’Académie, afin que la prêtraille ne s’avise pas, après ma mort, de manquer de respect au corps dont j’ai l’honneur d’être. Je vous prie d’en raisonner avec M. d’Alembert. Vous savez que pour avoir une place en Angleterre, quelle qu’elle puisse être, fût-ce celle de roi, il faut être de la religion du pays, telle qu’elle est établie par acte du parlement. Que tout le monde pense ainsi, et tout ira bien ; et, à fin de compte, il n’y aura plus de sots que parmi la canaille, qui ne doit jamais être comptée.

Je vous embrasse très-philosophiquement et très-tendrement.

  1. Voyez la lettre 7433.