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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7567

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 345-348).
7567. — À M. D’ALEMBERT.
4 juin.

Mon très-cher philosophe, je crois connaître beaucoup M. de Schomberg, quoique je ne l’aie jamais vu ; je sais que c’est un homme de tous les pays, qui aime la vérité, et qui la dit hardiment. S’il passe dans mes déserts, il faut qu’il regarde ma maison comme la sienne, il en sera le maître ; j’aurai l’honneur de le voir dans les moments de liberté que mes souffrances continuelles pourront me donner. C’est ainsi qu’en usaient avec moi les philosophes espagnols duc de Villa-Hermosa et comte de Mora. Un être véritablement pensant me console de ma vieillesse, de mes maladies, des fripons et des sots. Vous n’avez pu recevoir encore, par M. de Rochefort, un paquet que je lui donnai pour vous, il y a environ trois semaines ; il contient un petit livre d’un jeune homme nommé La Bastide, et dans ce livre étrange il y a une plus étrange lettre que vous adresse un citoyen de Genève. L’auteur vous y prie de vouloir bien établir le déisme sur les ruines de la superstition. Il s’imagine qu’un citoyen de Paris, quand il est supérieur par son esprit à sa nation, peut changer sa nation. Il ne sait pas qu’un capucin prêchant à Saint-Roch a plus de crédit sur le peuple que tous les gens de bon sens n’en auront jamais. Il ne sait pas que les philosophes ne sont faits que pour être persécutés par les cuistres et par les sous-tyrans.

Le marquis d’Argence de Dirac, et non pas le prétendu marquis d’Argence Boyer, n’a pas trop bien fait d’imprimer la lettre à M. le comte de Périgord[1] ; mais il faut que vous sachiez que Patouillet est l’archevêque d’Auch. Son archevêché vaut cinquante mille écus de rente, et par conséquent lui donne un très-grand crédit dans la province, tout imbécile qu’il est. Il avait donné un mandement scandaleux[2] quand son voisin, le marquis d’Argence, écrivit cette lettre. Ce fut Patouillet qui aida à faire contre moi ce mandement, qui fut brûlé par le parlement de Bordeaux et par celui de Toulouse, ainsi qu’une lettre du grand Pompignan, évêque du Puy. Vous ne savez pas, vous autres Parisiens, combien de cuistres en mitre, en robe, en bonnet carré, se sont ligués dans les provinces contre le sens commun. Ce Nonotte, dont le nom seul est un ridicule, est un prédicateur fanatique, un monstre capable de tout. Il écrivit lettre sur lettre au pape Rezzonico contre moi, et en obtint un bref que j’ai entre les mains. L’évêque d’Annecy, soi-disant prince de Genève, cousin germain du maçon qui bâtit actuellement ma grange, a voulu non-seulement me damner dans l’autre monde, mais me perdre dans celui-ci. Il m’a calomnié auprès du roi ; il a conjuré Sa Majesté très-chrétienne de me chasser de la terre que je défriche ; il a employé contre moi sa truelle, sa croix, sa crosse, sa plume, et tout l’excès de son absurde méchanceté. C’est le calomniateur le plus bête qui soit dans l’Église de Dieu. Je n’ai pu le chasser d’Annecy comme les Genevois ont chassé ses prédécesseurs de Genève, parce que je n’ai pas douze mille hommes à mon service. Je n’ai pu combattre l’excès de son insolence et de sa bêtise qu’avec les armes défensives dont je me suis servi. Je n’ai fait[3] que ce qui m’a été conseillé par deux avocats, et par un magistrat très-accrédité du parlement de Dijon, dans le ressort duquel je suis. En un mot, on ne me traitera pas comme le chevalier de La Barre. J’ai agi en citoyen, en sujet du roi, qui doit être de la religion de son prince, et je braverai les scélérats persécuteurs jusqu’à mon dernier moment.

Je vous ai demandé[4], mon cher ami, mon cher philosophe, si vous travailliez en effet à la nouvelle Encyclopédie. Les éditeurs de Paris ont paru craindre un rival dans un apostat italien nommé Felice[5]. C’est un polisson plus imposteur encore qu’apostat, qui demeure dans un cloaque du pays de Vaud. Ce fripon, qui a été prêtre autrefois, et qui en était digne, qui ne sait ni le français ni l’italien, prétend qu’il a quatre mille souscriptions, et il n’en a pas une seule ; il veut tromper Panckoucke. J’ai peur que la librairie ne soit devenue un brigandage ; pour la philosophie, elle n’est qu’une esclave. Vous êtes né avec le génie le plus mâle et le plus ferme : mais vous n’êtes libre qu’avec vos amis, quand les portes sont fermées.

Nous avons heureusement un chancelier[6] plein d’esprit, de raison et d’indulgence : c’est un trésor que Dieu nous a envoyé dans nos malheurs. Il faudrait qu’il s’en rapportât à M. Marin pour les affaires de la librairie : il peut rendre beaucoup de services à la littérature. Il faudrait que Marin fût un jour de l’Académie, et qu’il succédât à quelque cuistre à rabat pour purifier la place.

Je vous renvoie à la lettre que M. de Rochefort doit vous rendre, pour que soyez instruit des petites friponneries ecclésiastiques qui sont en usage depuis plus de dix-sept cents ans[7].

Adieu, mon cher philosophe ; je secoue la fange dont je suis entouré, et je me lave dans les eaux d’Hippocrène pour vous embrasser avec des mains pures.

  1. Il est déjà question de cette lettre de d’Argence à M. le comte de Périgord dans celle à d’Argence lui-même, du 8 décembre 1766 ; voyez tome XLIV, page 526.
  2. Voyez tome XXV page 469, et XXVI, 154.
  3. Il parle de sa communion.
  4. Lettre 7556.
  5. Fortuné-Barthélémy de Felice, né à Rome le 24 août 1723, est mort le 7 février 1789. Son Encyclopédie est en cinquante-huit volumes in-4°, savoir, quarante-deux volumes publiés de 1770 à 1775 ; six volumes de supplément, de 1775 et 1776 ; dix volumes de planches, de 1775 à 1780.
  6. Le chancelier Maupeou II, nommé le 16 septembre 1768, sur la démission de son père. Voyez tome XVI, page 107.
  7. Voyez le Cri des Nations, tome XXVII, page 565.