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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7571

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 354-356).
7571. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney, 12 juin.

Viva il cardinale Bembo e la poesia !


J’ai lu, je ne sais où, que le cardinal Bembo était d’une très-ancienne maison, et que, de plus, il était fort aimable ; mais que c’était la poesia qui avait commencé à le faire connaître, et que, sans les belles-lettres, il n’aurait pas fait une grande fortune. Il était véritablement très-bon poëte, car


Scribendi recte sapere est et principium et fons.

(Hor., de Art. poet., v. 309.)

Votre Éminence sait-elle que votre correspondant, M. le duc de Choiseul, est aussi notre confrère ? Il y a quelques années qu’étant piqué au jeu sur une affaire fort extraordinaire, il m’envoya une vingtaine de stances de sa façon[1], qu’il fit en moins de deux jours. Elles étaient nobles, elles étaient fières. Il y en avait de très-agréables ; l’ouvrage en tout était fort singulier. Je vous confie cela comme à un archevêque, sous le secret de la confession.

Je ne crois pas que Clément XIV soit un Bembo ; mais, puisque vous l’avez choisi, il mérite sûrement la petite place que vous lui avez donnée. Or, monseigneur, comme dans les petites places on peut faire de petites grâces, il peut m’en faire une, et je vous demande votre protection ; elle ne coûtera rien ni à Sa Sainteté, ni à Votre Éminence, ni à moi ; il ne s’agit que de la permission de porter la perruque. Ce n’est pas pour mon vieux cerveau brûlé que je demande cette grâce ; c’est pour un autre vieillard (ci-devant soi-disant jésuite[2], ne vous en déplaise), lequel me sert d’aumônier.

Ferney est, comme Alby, auprès des montagnes, mais notre hiver est incomparablement plus rude que celui d’Alby. Je vois de ma fenêtre quarante lieues de la partie des Alpes qui est couverte d’une neige éternelle. Les Russes qui sont venus chez moi m’ont avoué que la Sibérie est un climat plus doux que le mien, aux mois de décembre et de janvier. Nos curés, qui sont nés dans le pays, peuvent supporter l’horreur de nos frimas ; et, quoiqu’ils soient tous des têtes à perruques, ils n’en portent cependant pas ; ils ont même fait vœu d’être chauves en disant la messe. Mon aumônier est Lorrain, il a été élevé en Bourgogne, il n’a point fait le vœu de s’enrhumer ; il est malade, et sujet à de violents rhumatismes ; il priera Dieu de tout son cœur pour Votre Éminence si vous voulez bien avoir la bonté d’employer l’autotorité du vicaire de Jésus-Christ pour couvrir le crâne de ce pauvre diable.

Je ne vous cacherai point que notre évêque d’Annecy est un fanatique, un homme à billets de confession, à refus de sacrements. Il a été vicaire de paroisse à Paris, et s’y est fait des affaires pour ses belles équipées : en un mot, j’ai besoin de toute la plénitude du pouvoir apostolique pour coiffer celui qui me dit la messe. Je ne puis avoir d’autre aumônier que lui ; il est à moi depuis près de dix ans ; il me serait impossible d’en trouver un autre qui me convînt autant. Je vous aurai une très-grande obligation, monseigneur, si vous daignez m’envoyer le plus tôt qu’il sera possible un beau bref à perruque.

Je ne sais si vous avez continué monsieur l’archevêque de Chalcédoine dans son poste de secrétaire des brefs[3] : je me doute que non ; mais, qui que ce soit qui ait cette place, j’imagine qu’il est votre secrétaire.

Votre Éminence gouverne Rome et la barque de saint Pierre, ou je me trompe fort. Si je n’obtiens pas ce que je demande, je m’en prendrai à vous.

Ma lettre n’a rien d’un bref, elle est trop longue. Je vous supplie de me pardonner, et de conserver pour ma vieille tête et pour mon jeune cœur des bontés dont je fais plus de cas que de toutes les perruques possibles.

N. B. Voici un petit mémoire du suppliant : c’est trop abuser de votre charité que de vous supplier d’ordonner que la supplique soit rédigée selon la forme usitée.

N. B. M. le duc de Choiseul me fit avoir, haut la main, de la part de Clément XIII, des reliques pour l’autel de ma paroisse ; M. le cardinal Bembo n’aura-t-il pas le pouvoir de me faire avoir une tignasse de Clément XIV ?

Agréez les tendres respects du radoteur.

N. B. Peut-être que le nom d’ex-jésuite n’est pas un titre pour obtenir des faveurs ; mais peut-être aussi, quand on abolit le corps, on ne refusera pas à des particuliers des grâces qui sont sans conséquence.

Daignez répondre à mon verbiage quand Votre Éminence aura un moment de loisir.

  1. Voltaire savait bien que l’ode contre le roi de Prusse, dont Choiseul se disait l’auteur, était d’un autre. (B.) — Voyez tome XL. page 419.
  2. Le Père Adam ; voyez tome XXVII, page 408. La demande fut accordée ; voyez lettre 7601.
  3. Il paraît que non ; car dans la lettre 7619 on voit que c’était l’évêque de Philippopolis qui avait signé le bref relatif à la demande du Père Adam de porter perruque en disant la messe.