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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7586

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 370-373).
7586. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
7 juillet.

Eh bien ! mon cher ange, il faut vous dire le fait. Vous saviez déjà que j’ai affaire à un fanatique qui a été vicaire de paroisse à Paris, et qui a donné à plein collier dans les billets de confession. C’est un des méchants hommes qui respirent. Il a ôté les pouvoirs a mon aumônier, et il me ménageait une excommunication formelle qui aurait fait un bruit diabolique. Il faisait plus, il prenait des mesures pour me faire accuser au parlement de Dijon d’avoir fait des ouvrages très-impies. Je sais bien que j’aurais confondu l’accusateur devant Dieu et devant les hommes ; mais il en est de ces procès comme de ceux des dames qui plaident en séparation ; elles sont toujours soupçonnées. Je n’ai fait aucune démarche dans toute cette affaire que par le conseil de deux avocats. J’ai toujours mis mon curé et ma paroisse dans mes intérêts. J’ai d’ailleurs agi en tout conformément aux lois du royaume.

À l’égard du Massillon, j’ai pris juste le temps qu’un président du parlement de Dijon est venu dîner chez moi, et c’était une bonne réponse aux discours licencieux et punissables que le scélérat m’accusait d’avoir tenus à table. En un mot, il m’a fallu combattre cet homme avec ses propres armes. Quand il a vu que j’entendais parfaitement cette sorte de guerre, et que j’étais inattaquable dans mon poste, le croquant s’y est pris d’une autre façon ; il a eu la bêtise de faire imprimer les lettres qu’il m’avait écrites, et mes réponses.

Il a poussé même l’indiscrétion jusqu’à mettre dans ce recueil une lettre de M. de Saint-Florentin, sans lui en demander la permission. Il a eu encore la sottise d’intituler cette lettre de façon à choquer le ministre. Je me suis contenté d’envoyer le tout à M. le comte de Saint-Florentin, sans faire la moindre réponse. Le ministre m’en a su très-bon gré, et a fort approuvé ma conduite.

Vous n’êtes pas au bout. L’énergumène, voyant que je ne répondais pas, et que j’étais bien loin de tomber dans le piège qu’il m’avait tendu si grossièrement, a pris un autre tour beaucoup plus hardi et presque incroyable. Il a fait imprimer une prétendue profession de foi qu’il suppose que j’ai faite par-devant notaire, en présence de témoins ; et voici comme il raisonnait :

« Je sais bien que cet acte peut être aisément convaincu de faux, et que, si on voulait procéder juridiquement, ceux qui l’ont forgé seraient condamnés ; mais mon diocésain n’osera jamais faire une telle démarche, et dire qu’il n’a pas fait une profession de foi catholique. »

Il se trompe en cela comme en tout le reste, car je pourrais bien dire aux témoins qu’on a fait signer : Je souscris à la profession de foi, je suis bon catholique comme vous ; mais je ne souscris pas aux sottises que vous me faites dire dans cette profession de foi, faite en style de Savoyard. Votre acte est un crime de faux, et j’en ai la preuve ; l’objet en est respectable, mais le faux est toujours punissable. Qui est coupable d’une fraude pieuse pourrait l’être également d’une fraude à faire pendre son homme.

Mais je me garderai bien de relever cette turpitude ; le temps n’est pas propre ; il suffit, pour le présent, que mes amis en soient instruits ; un temps viendra où cette imposture sacerdotale sera mise dans tout son jour.

Je vous épargne, mon cher ange, des détails qui demanderaient un petit volume, et qui vous feraient connaître l’esprit de la prêtraille, si vous ne le connaissiez pas déjà parfaitement. Je suis dans une position aussi embarrassante que celle de Rezzonico et de Ganganelli. Tout ce que je puis vous dire, c’est que j’ai de bonnes protections à Rome. Tout cela m’amuse beaucoup, et je suis de ce côté dans la sécurité la plus grande.

Je me tirerai de même de l’Histoire du Parlement, à laquelle je n’ai ni ne puis avoir la moindre part. C’est un ouvrage écrit, il est vrai, d’un style rapide et vigoureux en quelques endroits ; mais il y a vingt personnes qui affectent ce style ; et les prétendus connaisseurs en écrits, en écriture, en peinture, se trompent, comme vous savez, tous les jours dans leurs jugements. Je crois vous avoir mandé que j’ai écrit sur cet objet une lettre a M. Marin[1], pour être mise dans le Mercure.

Un point plus important à mon gré que tout cela, c’est que M. Marin ne perde pas un moment à faire imprimer les Guèbres ; c’est une manière sûre de prouver l’alibi. Il est physiquement impossible que j’aie fait à la fois l’Histoire du Siècle de Louis XV, les Guèbres, l’Histoire du Parlement, et une autre œuvre dramatique que vous verrez incessamment. Je n’ai qu’un corps et une âme ; l’un et l’autre sont très-chétifs : il faudrait que j’en eusse trois pour avoir pu faire tout ce qu’on m’attribue.

Encore une fois, il ne faut pas que M. Marin perde un seul moment. Je passerai pour être l’auteur des Guèbres, je m’attends bien, et voilà surtout pourquoi il faut se presser. On a déjà envoyé à Paris des exemplaires de l’édition de Genève. La pièce a beau m’être dédiée[2], on soupçonnera toujours que le jeune homme qui l’a composée est un vieillard. Je n’ai pu m’empêcher d’en envoyer un exemplaire à Mme la duchesse de Choiseul, parce que je savais qu’un autre prenait les devants, et que je suis en possession de lui faire tenir tout ce qu’il y a de nouveau dans le pays étranger. On se prépare à faire une nouvelle édition des Guèbres à Lyon ; il faut donc se hâter prodigieusement à Paris.

Voilà, mon cher ange, un détail bien exact de toutes mes bagatelles littéraires et dévotes. Je vous prie de faire part de cette lettre à Mme Denis. Je ne puis lui écrire par cet ordinaire ; je suis malade, la tête me tourne, la poste part.

À l’ombre de vos ailes. V.

Mais surtout comment se porte Mme d’Argental ?

  1. La lettre 7583.
  2. Voyez cette dédicace, tome VI, page 487.