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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7592

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 377-378).
7592. — À M. L’ABBÉ MORELLET.
À Ferney, 14 juillet.

J’ai reçu ces jours-ci, monsieur, le plan du Dictionnaire de Commerce : je vous en remercie. Il y aura, grâce à vous, des commerçants philosophes. Je ne verrai certainement pas l’édition des cinq volumes, je suis trop vieux et trop malade ; mais je souscris du meilleur de mon cœur : c’est ma dernière volonté. J’ai deux titres essentiels pour souscrire ; je suis votre ami, et je suis commerçant ; j’étais même très-fier quand je recevais des nouvelles de Porto-Bello et de Buenos-Ayres. J’y ai perdu quarante mille écus. La philosophie n’a jamais fait faire de bons marchés, mais elle fait supporter les pertes. J’ai mieux réussi dans la profession de laboureur ; on risque moins, et on est moralement sûr d’être utile.

Avouez qu’il est assez plaisant qu’un théologien, qui pouvait couler à fond saint Thomas et saint Bonaventure, embrasse le commerce du monde entier, tandis que Grozat et Bernard n’ont jamais lu seulement leur catéchisme. Certainement votre entreprise est beaucoup plus pénible que la leur ; ils signaient des lettres écrites par leurs commis. Je vous souhaite la trente-troisième partie de la fortune qu’ils ont laissée, cela veut dire un million de bien, que vous ne gagnerez certainement pas avec les libraires de Paris. Vous serez utile, vous aurez fait un excellent ouvrage :


Sic vos non vobis mellificatis, apes !

(Virg.)

Le commerce des pensées est devenu prodigieux ; il n’y a point de bonnes maisons dans Paris et dans les pays étrangers, point de château qui n’ait sa bibliothèque. Il n’y en aura point qui puisse se passer de votre ouvrage ; tout s’y trouve, puisque tout est objet de commerce.

Votre ami[1] et votre confrère en Sorbonne a donc quitté la théologie pour l’histoire, comme vous pour l’économie politique.

Vous savez sans doute qu’il fait actuellement une belle action. Je lui ai envoyé Sirven ; il a la bonté de se charger de faire rendre justice à cet infortuné. La philosophie a percé dans Toulouse, et par conséquent l’humanité. Sirven obtiendra sûrement justice, mais il a pris la route la plus longue ; il ne l’obtiendra que très-tard, et il sera encore bien heureux : son bien reste confisqué en attendant. N’est-ce pas un objet de commerce que la confiscation ? car il se trouve qu’un fermier du domaine gagne tout d’un coup la subsistance d’une pauvre famille ; et, par un virement de parties, le bien d’un innocent passe dans la poche d’un commis.

On me fait à moi une autre injustice ; on m’impute une Histoire du Parlement en deux petits volumes. Il y a dans cette Histoire des anecdotes de greffe dont, Dieu merci, je n’ai jamais entendu parler. Il y a aussi des anecdotes de cour que je connais encore moins, et dont je ne me soucie guère. L’ouvrage d’ailleurs m’a paru assez superficiel, mais libre et impartial. L’auteur, quel qu’il soit, a très-grand tort de le faire courir sous mon nom. Je n’aime point en général qu’on morcelle ainsi l’histoire. Les objets intéressants qui regardent les différents corps de l’État doivent se trouver dans l’Histoire de France, qui, par parenthèse, a été jusqu’ici assez mal faite.

Continuez, monsieur, votre ouvrage aussi utile qu’immense, et songez quelquefois, en y travaillant, que vous avez au pied des Alpes un partisan zélé et un ami.

  1. L’abbé Audra.