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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7594

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7594. — DE CATHERINE II[1],.
impératrice de russie.
3-14 juillet 1769, à Pétershourg.

Monsieur, j’ai reçu le 20 juin votre lettre du 27 mai. Je suis charmée d’apprendre que le printemps rétablit votre santé, quoique la politesse vous fait dire que mes lettres y contribuent. Cependant je n’ose leur attribuer cette vertu. Soyez-en bien aise, car d’ailleurs vous en pourriez recevoir si souvent qu’elles vous ennuieraient à la fin.

Tous vos compatriotes, monsieur, ne pensent pas comme vous sur mon compte : j’en connais qui aiment à se persuader qu’il est impossible que je puisse faire quelque chose de bien, qui donnent la torture a leur esprit pour en convaincre les autres : et malheur à leurs satellites, s’ils osaient penser autrement qu’ils ne sont inspirés ! Je suis assez bonne pour croire que c’est un avantage qu’ils me donnent sur eux, parce que celui qui ne sait les choses que par la bouche de ses propres flatteurs les sait mal, voit dans un faux jour, et agit en conséquence. Comme, au reste, ma gloire ne dépend pas d’eux, mais bien de mes principes, de mes actions, je me console de n’avoir pas leur approbation. En bonne chrétienne, je leur pardonne, et j’ai pitié de ceux qui m’envient.

Vous me dites, monsieur, que vous pensez comme moi sur différentes choses que j’ai faites, et que vous vous y intéressez. Eh bien ! monsieur, sachez que ma belle colonie de Saratow monte à vingt-sept mille âmes, et qu’en dépit du gazetier de Cologne elle n’a rien à craindre des incursions des Tartares, Turcs, etc. ; que chaque canton a des églises de son rite, qu’on y cultive les champs en paix, et qu’ils ne payeront aucune charge de trente ans.

Que nos charges sont d’ailleurs si modiques qu’il n’y a pas de pavsan qui ne mange en Russie une poule quand il lui plaît, et que, depuis quelque temps, ils préfèrent les dindons aux poules : que la sortie du blé, permise avec certaines restrictions qui précautionnent contre les abus sans gêner le commerce, ayant fait hausser le prix du blé, accommode si bien le cultivateur que la culture augmente d’année en année, que la population est pareillement augmentée d’un dixième dans beaucoup de provinces depuis sept ans. Nous avons la guerre, il est vrai ; mais il y a bien du temps que la Russie fait ce métier-là, et qu’elle sort de chaque guerre plus florissante qu’elle n’y était entrée.

Nos lois vont leur train : on y travaille tout doucement. Il est vrai qu’elles sont devenues causes secondes, mais elles n’y perdront rien. Ces lois seront tolérantes, elles ne persécuteront, ne tueront, ni ne brûleront personne. Dieu nous garde d’une histoire pareille à celle du chevalier de La Barre ! On mettrait aux Petites-Maisons les juges qui oseraient y procéder. Notez que Pierre le Grand a mis les fous, à Moscou, dans un bâtiment qui était autrefois un couvent de moines.

Si la guerre diversifie mon travail, comme vous l’observez, cependant mes établissements ne s’en ressentiront point.

Depuis la guerre j’ai fait deux nouvelles entreprises : je bâtis Azow et Taganrog[2], où il y a un port commencé et ruiné par Pierre Ier. Voilà deux bijoux que je fais enchâsser, et qui pourraient bien n’être pas du goût de Moustapha. L’on dit que le pauvre homme ne fait que pleurer. Ses amis l’ont engagé dans cette guerre malgré lui et à son corps détendant. Ses troupes ont commencé par piller et brûler leur propre pays : à la sortie des janissaires de la capitale, il y a eu plus de mille hommes de tués ; et l’envoyé de l’empereur, sa femme et ses filles, battus, volés, traînés par les cheveux, etc., sous les yeux du sultan et de son vizir, sans que personne osât empêcher ces désordres : tant ce gouvernement est faible et mal arrangé !

Voilà donc ce fantôme si terrible dont on prétend me faire peur !

Vous aurez appris, monsieur, que, selon vos souhaits, les Turcs ont été battus le 19 et le 21 avril. Nous avons pris dix drapeaux, trois queues de cheval, le bâton de commandement du pacha, quelques canons, deux camps turcs, et aux environs cinquante mille ducats tombés entre les mains de nos soldats. Il me semble que cette entrée de jeu est assez passable. Quand on m’apporta les queues de cheval, je ne sais qui s’écria dans la chambre : « Pour le coup on ne pourra pas dire que cela est acheté au marché ! » Mes militaires prétendent, monsieur, que depuis l’invention des canons douze mille chars de Salomon n’auraient pas résisté a une bonne batterie, et ils ajoutent qu’il faudrait compter pour perdus chars, chevaux et conducteurs, qu’on voudrait employer en ce temps-ci à conduire ces chars. Ce que vous m’en marquez, monsieur, m’est une nouvelle preuve de votre amitié, que je sens parfaitement, et dont j’ai bien des remerciements à vous faire.

L’on dirait que l’esprit humain est toujours le même. Ce ridicule des croisades passées n’a pas empêché les ecclésiastiques de Podolie, soufflés par le nonce du pape, de prêcher une croisade contre moi ; et ces fous de soi-disant confédérés, pour brûler et saccager leurs propres provinces qu’ils ont promis de soumettre aux Turcs, ont pris la croix d’une main, et se sont ligués de l’autre avec les Turcs. Pourquoi ? afin d’empêcher un quart de leur nation de jouir des droits de citoyen. Conséquemment les Vénitiens et l’empereur seraient excommuniés, je pense, s’ils prenaient les armes contre ces mêmes Turcs, défenseurs aujourd’hui des croisés contre un quelqu’un qui n’a touché ni en blanc ni en noir à la loi romaine.

Vous verrez encore, monsieur, que ce sera le pape qui mettra opposition au souper que vous proposez à Sophie.

Il ne faut plus compter Philippopolis parmi les villes, car elle a été réduite en cendres ce printemps par les troupes ottomanes, qui y ont passé apparemment pour s’amuser ou afin de n’être point oisives sur la route. Je ne sais pas trop si les jésuites ont participé à toutes ces méchancetés de leurs confrères. Il me semble que je ne leur en ai pas donné de raison, et même lorsqu’ils furent chassés des États de Portugal, d’Espagne et de France, ils me faisaient pitié comme hommes, et comme hommes malheureux, dont la plupart, je crois, sont innocents ; et en conséquence j’ai dit et répété à qui voulait bien l’entendre que s’il y en avait qui voulussent se marier et s’établir en Russie, ils devaient être assurés de toute la protection du gouvernement. Je suis encore dans les mêmes sentiments : il me paraît que pour qui n’a pas où donner de la tête, ces propositions sont très-hospitalières et honnêtes. J’espère, monsieur, comme vous que toutes ces turpitudes cesseront, et que mes ennemis auront contribué à me donner une réputation que je n’ambitionnais pas.

Je suis fâchée de l’accident arrivé au jeune Galatin. Je vous prie, monsieur, de m’avertir si vous vous déterminez à l’envoyer à Riga ou ici, afin que je puisse remplir mes promesses pour votre protégé.

La mauvaise opinion que vous avez de la plupart des universités me confirme dans l’opinion que j’en avais. Toutes ces fondations ont été faites dans des temps bien peu philosophiques ; je crois que dans la plupart la routine sert de règle : on y apprend pour apprendre, mais on ne se donne pas la peine de démêler la vérité d’avec le mensonge, ni les choses dignes d’être retenues d’avec les minuties. Ce serait un ouvrage digne d’un homme de génie et d’un esprit philosophique de prescrire une réforme sur laquelle l’on pourrait modeler les écoles qu’on établirait à l’avenir. Je serais la première à suivre les bons exemples. En attendant, soyez assuré de la considération toute particulière que j’ai pour vous.

Le 19 juin nos troupes légères ont renvoyé sur l’autre rive du Dniester vingt mille Turcs qui avaient tenté le passage ; et mon armée a passé cette rivière deux jours après sans aucune résistance. Il faut s’attendre à des nouvelles intéressantes à toute heure. Je vous ferai part de ce qui nous arrivera d’heureux.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, etc., tome X, page 344.
  2. Voyez la note 2, page 341.