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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7603

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 388-390).
7603. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
22 juillet.

Mon cher ange, sur votre lettre du 13, je vous renvoie à Mme Denis. Je lui ai confié une partie du mystère d’iniquité ; je ne l’ai su que par elle. En vérité tout est un jeu de hasard dans ce monde, ou peu s’en faut.

La duchesse, bonne imbécile, consulte Mme Denis sur un recueil de mes lettres[1] qu’on lui a vendu, et qu’elle veut imprimer. Je ne reçois ce beau recueil par Mme Denis que le 19 du mois. Je vois alors qu’on m’a volé beaucoup de manuscrits, et entre autres ces lettres, peu faites assurément pour voir le jour, et un gros manuscrit de recherches sur l’histoire, par ordre alphabétique. La lettre P était fort ample[2]. On s’en est servi, on a suppléé, on a ajouté, on a broché, brodé comme on a pu ; on a vendu le tout.

L’auteur[3] de toute cette manœuvre m’est assez connu, mais je dois absolument me taire. On me dirait : « Vous avouez qu’on vous a volé ces lettres : donc elles sont de vous ; vous avouez qu’on vous a volé le recueil P : donc il est de vous. » De plus, que de noirceurs nouvelles on ajouterait à la première ! on ne s’arrête pas dans le chemin du crime. Cette affaire deviendrait un labyrinthe horrible dont je ne pourrais me tirer. Je n’ai que la certitude entière qu’on a trahi l’hospitalité. Je n’ai point de preuves juridiques, et, quand j’en aurais, elles ne serviraient qu’à me plonger dans un abîme, et les cagots m’y égorgeraient à leur plaisir.

Je n’ai donc d’autre parti à prendre que celui de me justifier sans accuser personne. Je vous jure, mon cher ange, que je n’ai pas la moindre petite part à ces derniers chapitres. Je les trouve croqués, plats, faux, ridicules, insolents, et je le dis, et je ferai encore plus.

Ce petit mot écrit a M. Marin[4] me paraît déjà un léger appareil sur la blessure qu’on m’a faite. Il me semble qu’on ne peut trop faire courir mon billet à M. Marin chez les personnes intéressées. Je voudrais que M. l’abbé de Chauvelin eût des copies, et qu’on en donnât aux avocats généraux. Mon neveu d’Hornoy[5] peut y servir beaucoup. On a déjà prévenu les coups que l’on pourrait porter du côté de la cour. Je compte sur la voix de mes anges, beaucoup plus que sur tout le reste. Elle est accoutumée à soutenir la vérité et l’amitié ; elle a toujours été ma plus grande consolation. J’ai résisté à des secousses plus violentes. J’ai pour moi mon innocence et mes anges ; je puis paraître hardiment devant Dieu.

Ah ! mon cher ange, que me dites-vous sur le bonheur que j’ai eu de vous offrir[6] un petit service ! Vous êtes mille fois trop bon.

  1. Je n’ai pas connaissance que ce recueil de lettres ait été imprimé. (B.)
  2. L’Histoire du Parlement de Paris.
  3. Voltaire veut parler de La Harpe, qui, en 1768, lui avait dérobé quelques manuscrits voyez tome XXVII, page 17) ; mais La Harpe n’était pour rien dans la publication de l’Histoire du Parlement.
  4. La lettre 7583.
  5. Conseiller au parlement.
  6. Voltaire lui avait prêté 10,000 francs.