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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7647

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 426-428).


7647. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
30 auguste.

Mon cher ange, j’ai été un peu malade ; je ne suis pas de fer, comme vous savez ; c’est ce qui fait que je ne vous ai pas remercié plus tôt de votre dernière lettre.

Le jeune auteur des Guèbres m’est venu trouver ; il a beaucoup ajouté à son ouvrage, et j’ai été assez content de ce qu’il a fait de nouveau ; mais tous ses soins et toute sa sagesse ne désarmeront probablement pas les prêtres de Pluton. On était près de jouer cette pièce à Lyon ; la seule crainte de l’archevêque[1], qui n’est pourtant qu’un prêtre de Vénus, a rendu les empressements des comédiens inutiles.

L’intendant[2] veut la faire jouer à sa campagne ; je ne sais pas encore ce qui en arrivera. Il se trouve, par une fatalité singulière, que ce n’est pas la prêtraille que nous avons à combattre dans cette occasion, mais les ennemis de cette prêtraille, qui craignent de trop offenser leurs ennemis.

J’ai écrit à M. le maréchal de Richelieu[3] pour le prier de faire mettre les Scythes sur la liste de Fontainebleau. Les Scythes ne valent pas les Guèbres, il s’en faut beaucoup ; mais, tels qu’ils sont, ils pourront être utiles à Lekain, et lui fournir trois ou quatre représentations à Paris.

Je me flatte que la rage de m’attribuer ce que je n’ai pas fait est un peu diminuée.

Je ne me mêle point de l’affaire de Martin[4] : elle n’est que trop vraie, quoi qu’en dise mon gros petit neveu, qui a compulsé les registres de la Tournelle de cette année, au lieu de ceux de 1767 ; mais j’ai bien assez des Sirven sans me mêler des Martin. Je ne peux pas être le don Quichotte de tous les roués et de tous les pendus. Je ne vois de tous côtés que les injustices les plus barbares. Lally et son bâillon, Sirven, Calas, Martin, le chevalier de La barre, se présentent quelquefois à moi dans mes rêves. On croit que notre siècle n’est que ridicule, il est horrible. La nation passe un peu pour être une jolie troupe de singes ; mais, parmi ces singes, il y a des tigres, et il y en a toujours eu. J’ai toujours la fièvre le 24 du mois d’auguste, que les barbares Welches nomment août : vous savez que c’est le jour de la Saint-Barthélémy ; mais je tombe en défaillance le 14 de mai, où l’esprit de la Ligue catholique, qui dominait encore dans la moitié de la France, assassina Henri IV par les mains d’un révérend père feuillant. Cependant les Français dansent comme si de rien n’était.

Vous me demandez ce que c’est que l’aventure du pape et de la perruque. C’est que mon ex-jésuite Adam voulait me dire la messe en perruque pour ne pas s’enrhumer, et que j’ai demandé cette permission au pape, qui me l’a accordée. Mais l’évêque, qui est une tête à perruque, est venu à la traverse, et il ne tient qu’à moi de lui faire un procès en cour de Rome, ce qu’assurément je ne ferai pas.

Le parlement de Toulouse semble faire amende honorable aux mânes de Calas, en favorisant l’innocence de Sirven. Il a déjà rendu un arrêt par lequel il déclare le juge subalterne qui a jugé toute la famille à être pendue, incapable de revoir cette affaire, et la remet à d’autres juges : c’est beaucoup. Je regarde le procès des Sirven comme gagné ; j’avais besoin de cette consolation.

Mes tendres respects à mes deux anges.

  1. Montazet : voyez tome VI, page 485.
  2. L’intendant de Lyon était Jacques de Flesselles, qui devenu prévôt des marchands de la ville de Paris, fut tué le 12 juillet 1789, au bas de l’escalier de l’Hôtel de Ville ; il était âgé d’environ soixante ans.
  3. Lettre 7646.
  4. Voyez lettre 7656