Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7658

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 440-442).
7658. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
6 septembre.

Je viens de faire ce que vous voulez, madame ; vous savez que je me fais toujours lire pendant mon dîner. On m’a lu un éloge de Molière qui durera autant que la langue française : C’est le Tartuffe.

Je n’ai point lu celui qui a été couronné[1] à l’Académie française. Les prix institués pour encourager les jeunes gens sont très-bien imaginés. On n’exige pas d’eux des ouvrages parfaits, mais ils en étudient mieux la langue : ils la parlent plus exactement, et cet usage empêche que nous ne tombions dans une barbarie complète.

Les Anglais n’ont pas besoin de travailler pour des prix ; mais il n’y a pas chez eux de bon ouvrage sans récompense : cela vaut mieux que des discours académiques. Ces discours sont précisément comme les thèmes que l’on fait au collège : ils n’influent en rien sur le goût de la nation. Ce qui a corrompu le goût, c’est principalement le théâtre, où l’on applaudit à des pièces qu’on ne peut lire ; c’est la manie de donner des exemples ; c’est la facilité de faire des choses médiocres, en pillant le siècle passé, et se croyant supérieur à lui.

Je prouverais bien que les choses passables de ce temps-ci sont toutes puisées dans les bons écrits du Siècle de Louis XIV. Nos mauvais livres sont moins mauvais que les mauvais qu’on faisait du temps de Boileau, de Racine et de Molière, parce que, dans ces plats ouvrages d’aujourd’hui, il y a toujours quelques morceaux tirés visiblement des auteurs du règne du bon goût. Nous ressemblons à des voleurs qui changent et qui ornent ridiculement les babils qu’ils ont dérobés, de peur qu’on ne les reconnaisse. À cette friponnerie s’est jointe la rage de la dissertation et celle du paradoxe. Le tout compose une impertinence qui est d’un ennui mortel.

Je vous promets bien, madame, de prendre toutes ces sottises en considération l’hiver prochain, si je suis en vie, et de faire voir à mes chers compatriotes que, de Français qu’ils étaient, ils sont devenus Welches.

Ce sont les derniers chapitres que vous avez lus qui sont assurément d’une autre main, et d’une main très-maladroite. Il n’y a ni vérité dans les faits, ni pureté dans le style. Ce sont des guenilles qu’on a cousues à une bonne étoffe.

On va faire une nouvelle édition des Guèbres, que j’aurai l’honneur de vous envoyer. Criez bien fort pour ces bons Guèbres, madame : criez, faites crier, dites combien il serait ridicule de ne point jouer une pièce si honnête, tandis qu’on représente tous les jours le Tartuffe.

Ce n’est pas assez de haïr le mauvais goût, il faut détester les hypocrites et les persécuteurs ; il faut les rendre odieux, et en purger la terre. Vous ne détestez pas assez ces monstres-là. Je vois que vous ne haïssez que ceux qui vous ennuient. Mais pourquoi ne pas haïr aussi ceux qui ont voulu vous tromper et vous gouverner ? ne sont-ils pas d’ailleurs cent fois plus ennuyeux que tous les discours académiques ? et n’est-ce pas là un crime dont vous devez les punir ? Mais, en même temps, n’oubliez pas d’aimer un peu le vieux solitaire, qui vous sera tendrement attaché tant qu’il vivra.

Vous savez que votre grand’maman m’a envoyé un soulier d’un pied de roi de longueur. Je lui ai envoyé une paire de bas de soie qui entrerait à peine dans le pied d’une dame chinoise. Cette paire de bas, c’est moi qui l’ai faite ; j’y ai travaillé avec un fils de Calas. J’ai trouvé le secret d’avoir des vers à soie dans un pays tout couvert de neiges sept mois de l’année ; et ma soie, dans mon climat barbare, est meilleure que celle d’Italie. J’ai voulu que le mari de votre grand’maman, qui fonde actuellement une colonie dans notre voisinage, vit par ses yeux que l’on peut avoir des manufactures dans notre climat horrible.

Je suis bien las d’être aveugle tous les hivers ; mais je ne dois pas me plaindre devant vous. Je serais comme ce sot de prêtre qui osait crier parce que les Espagnols le faisaient brûler en présence de son empereur, qu’on brûlait aussi. Vous me diriez comme l’empereur[2] : Et moi, suis-je sur un lit de roses ?

Vous êtes malheureuse toute l’année, et moi je ne le suis que quatre mois : je suis bien loin de murmurer, je ne plains que vous. Pourquoi les causes secondes vous ont-elles si maltraitée ? pourquoi donner l’être sans donner le bien-être ? C’est là ce qui est cruel.

Adieu, madame ; consolons-nous.

  1. Éloge de Molière, par Chamfort ; voyez lettres 7624 et 7679.
  2. Empereur mexicain Guatimozin.