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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7666

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7666. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU
À Ferney, 18 septembre.

Je vous écris, monseigneur, quand j’ai quelque chose à mander que je crois valoir la peine de vous importuner. Je me tais quand je n’ai rien à dire, et quand je songe que vous devez recevoir par jour une quarantaine de lettres, je crains de faire la quarante et unième.

Vous me demandez où est la gloire : je vais vous le dire. Un homme qui revient de Gênes me contait hier qu’il y avait vu un homme de la cour de l’empereur. Cet Allemand, en regardant votre statue, disait : « Voilà le seul Français qui, depuis le maréchal de Villars, ait mérité une grande réputation. » Un pareil discours est quelque chose. Ce seigneur allemand ne se doutait pas que vous le sauriez par moi.

Vous m’accusez toujours d’avoir une confiance aveugle en certaines personnes. Qui voulez-vous que je consulte ? Je ne connais aucun comédien, excepté Lekain. Il y a vingt et un ans que je n’ai vu Paris, et tous les acteurs ont été reçus depuis ce temps-là. J’ai une autre nièce que Mme Denis, qui se mêle aussi de jouer quelquefois la comédie dans son castel. Elle a distribué une ou deux fois de mes rôles. J’ai aussi un neveu conseiller au parlement, qui est sans contredit le meilleur comique des enquêtes. Je voudrais que la grand’chambre ne fit que ce métier-là, tout en irait mieux.

À propos de grand’chambre, vous devez bien voir, monseigneur, par l’énorme brigandage qui régnait dans l’Inde, que ce n’était pas votre ancien protégé Lally qui était coupable. Il y a des choses qui me font saigner le cœur longtemps. Je suis un peu le don Quichotte des malheureux. Je poursuis sans relâche l’affaire des Sirven, qui est toute semblable à celle des Calas, et j’espère en venir à bout dans quelques semaines. Ces petits succès me consolent beaucoup de ce que les sots appellent malheur.

J’ignore toujours si M. le marquis de Ximenès ne s’est pas trompé quand il m’a mandé que vous ordonniez qu’on jouât les Guèbres. Ordonnez ce qu’il vous plaira ; je vous serai sensiblement obligé de tout ce que vous ferez. J’ai la vanité de croire les Guèbres très-dignes de votre protection. Il n’y a qu’un fat de robin[1] qui ait dit que les Guèbres étaient dangereux ; où a-t-il pris cette impertinente idée ? craint-il qu’on ne se fasse Guèbre à Paris ? M. de Sartines est bien loin de penser comme cet animal.

Je me mets aux pieds de mon héros, et je le remercie de toutes ses bontés.

  1. Moreau ; voyez tome VI. page 484.