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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7667

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 451-452).

7667. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISIEUL.
À Ferney, 18 septembre.

Madame, vous n’êtes plus Mme Gargantua, et je ne m’appelle plus Guillemet[1] ; je n’ai reçu votre joli et vrai soulier qu’après avoir pris la liberté de vous envoyer ma soie : j’ignore si vous avez daigné agréer ce ridicule hommage, mais je sais bien que mes jours ne seront pas filés d’or et de soie si vous persistez à soupçonner que des choses que j’abhorre soient de moi. Vous avez entendu quelquefois parler des tracasseries de cour, des petites calomnies qu’on y débite, des beaux tours qu’on joue ; soyez bien sûre que la république des lettres est précisément dans ce goût. Arlequin disait : Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia et Arlequin avait raison. Je ne vous fatiguerai pas des noirceurs qu’on m’a faites ; mais souvenez-vous de cet écrit dans lequel on insulta, l’année passée, le président Hénault[2], et une personne très-respectable que je ne nomme point, la même dont nous me parlez dans votre dernière lettre, la même à laquelle vous êtes si attachée, la même qui… Le style de cet ouvrage était brillant et hardi ; on me fit l’honneur de me l’imputer, et bien des gens me l’attribuent encore. Un homme de condition l’avait lu dans la séance publique d’une académie, comme s’il en était l’auteur : il en reçut les compliments, et s’en vanta a moi dans sa lettre : et, pour comble, il a été avéré qu’il n’avait d’autre part à l’ouvrage que celle de l’avoir acheté, et qu’il était très-incapable de l’écrire.

Le tour qu’on me fait aujourd’hui est plus méchant ; mais comment croira-t-on que j’aie dit que le roi donna des pensions à tous les conseillers qui jugèrent Damiens, tandis qu’il est de notoriété publique qu’on n’en donna qu’aux deux rapporteurs ? Comment aurais-je pris M. de Bésigny pour le président de Nassigny ? comment aurais-je dit qu’on fit un procès à Damiens, et qu’on perpétra son supplice ? Tout cela est absurde, et aussi impertinent que mal écrit. Un abbé Desfontaines fit autrefois une édition de la Henriade, dans laquelle il inséra des vers contre l’Académie pour m’empêcher d’en être. J’ai une édition de la Pucelle dans laquelle il y a des vers contre le roi et contre Mme de Pompadour ; et ce qu’il y a de pis, c’est que ces vers ne sont pas absolument mauvais. Messieurs les tracassiers de cour ont-ils jamais rien fait de plus noir ? Voilà, madame, ce qui m’a fait quitter la France : ai-je tort ? Je suis très-honteux de vous entretenir de ces misères, il ne faut vous aborder que les mains pleines de fleurs.

J’ai vu un petit médecin# dont vous avez fait la fortune et la réputation : je n’avais pas osé vous le recommander ; je lui avais seulement conseillé d’implorer vos bontés, parce que sa requête était juste ; vous avez fait pour lui plus qu’il n’espérait et plus qu’il ne demandait.

Voilà comme vous êtes, madame ; la bienfaisance est votre passion dominante ; vous aurez des autels jusque dans le pays barbare que j’habite. Dupuits vous doit tout ; et moi, que ne vous dois-je point ? Vous m’avez fait connaître tout votre esprit et toute la bonté de votre caractère ; vous m’avez réconcilié avec mon siècle, dont j’avais fort mauvaise opinion.

Je reviens, madame, à votre soulier : on dit que quelque Praxitèle s’est mêlé des proportions de votre figure.


Je n’en crois rien, et je demande
Aux connaisseurs que vous voyez
Comment, avec ces petits pieds,
On peut avoir l’âme si grande !


Daignez recevoir, madame, avec votre bonté ordinaire, le profond respect de votre ancien typographe, et de votre très-affligé et très-obéissant serviteur, etc. [3]

  1. C’est de ce nom que Voltaire a signé ses lettres à Mme de Choiseul, nos 7630 et 7637.
  2. Voyez tome XV. page 532 ; et ci-dessus, page 115.
  3. Coste ; voyez la lettre 7595.