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Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7669

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Correspondance : année 1769GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 454-455).
7669. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
20 septembre.

Oui, madame, je veux vous adresser mes idées sur le style d’aujourd’hui, sur l’extinction du génie, et sur les abus de ce qu’on appelle esprit ; mais avant d’entreprendre cet ouvrage, il faut que je vous parle de cette Histoire du Parlement que vous vous êtes fait lire.

Vous vous apercevrez aisément que les deux derniers chapitres ne peuvent être de la même main qui a fait les autres ; ils sont remplis de solécismes et de faussetés. Le barbouilleur qui a joint ce tableau grimaçant aux autres, qui paraissent assez fidèles, dit autant de sottises que de mots. Il prend le président de Bésigny pour le président de Nassigny. Il dit que le roi a donné des pensions à tous les juges de Damiens, et il est public qu’il n’en a donné qu’aux deux rapporteurs. Il se trompe sur toutes les dates, il se trompe sur M. de Machault[1].

Si vous vous souvenez de ce petit ouvrage que M. de Belestat s’attribuait[2], et qu’il était incapable de faire, vous trouverez que ces deux chapitres sont du même style. Je ne veux pas approfondir cette nouvelle iniquité ; mais je vous répéterai ce que je viens d’écrire à votre grand’maman : il y a autant de friponneries parmi les gens de lettres, ou soi-disant tels, qu’à la cour. Je ne veux pas les dévoiler, pour l’honneur du corps : je suis comme les prêtres, qui sauvent toujours, autant qu’ils le peuvent, l’honneur de leurs confrères. Il y a pourtant tel confrère que j’aurais fait pendre assez volontiers.

La Beaumelle fit autrefois une édition de la Pucelle, dans laquelle il y avait des vers contre le roi et contre Mme de Pompadour ; et malheureusement ces vers n’étaient pas mal tournés. Il les fit parvenir à Mme de Pompadour elle-même, avec un signet qui marquait la page où elle était insultée : cela est plus fort que les deux derniers chapitres.

On joua de pareils tours à Racine ; et le Misanthrope de Molière en cite un de cette espèce[3]. Ce qui m’étonne, c’est qu’on fasse de ces horreurs sans aucun intérêt que celui de nuire, et sans y pouvoir rien gagner.

Je conçois bien à toute force qu’on soit fripon pour devenir pape ou roi ; je conçois qu’on se permette quelques petites perfidies pour devenir la maîtresse d’un roi ou d’un pape ; mais les méchancetés inutiles sont bien sottes. J’en ai vu beaucoup de ce genre en ma vie ; mais, après tout, il y a de plus grands malheurs, et je n’en sais point de pires que la perte des yeux et de l’estomac.

Par quelle fatalité faut-il que la nature soit notre plus cruel ennemi ? Je commence déjà à redevenir votre confrère quinze-vingt, parce qu’il est tombé de la neige sur nos montagnes. Je pourrais bien aller passer mon hiver dans les pays chauds, comme font les cailles et les hirondelles, qui sont beaucoup plus sages que nous.

Vous m’avez parlé quelquefois d’un petit livre sur la raison des animaux[4] ; je pense comme l’auteur. Les essaims de mes abeilles se laissent prendre une à une pour entrer dans la ruche qu’on leur a préparée ; elles ne blessent alors personne, elles ne donnent pas un coup d’aiguillon. Quelque temps après, il vint des faucheurs qui coupèrent l’herbe d’un pré rempli de fleurs qui convenaient à ces demoiselles ; elles allèrent en corps d’armée défendre leur pré, et mirent les faucheurs en fuite.

Nos guerres ne sont pas si justes ; il s’en faut de beaucoup. Si on se contentait de défendre son bien, on n’aurait rien à se reprocher ; mais on prend le bien d’autrui, et cela n’est point du tout honnête.

Cependant il faut avouer que nous sommes un peu moins barbares qu’autrefois ; la société est un peu perfectionnée. Je m’en rapporte à vous, madame, qui en êtes l’ornement.

Je me mets à vos pieds.

  1. Voyez les trois dernières notes sur la lettre 7665.
  2. L’Examen de la nouvelle Histoire de Henri IV ; voyez tome XV, page 532, et ci-dessus page 115.
  3. Acte V. scène i.
  4. Lettres sur les animaux ; voyez tome XXVIII, page 489.