Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7729

La bibliothèque libre.
7729. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
11 décembre.

J’ai envoyé, madame, à votre grand’maman ce que vous demandez, et ce que j’ai enfin trouvé. Puissiez-vous aussi trouver de quoi vous amuser quand vous êtes seule ! c’est un point bien important.

Il y a une hymne de Santeul qu’on chante dans l’église welche, qui dit que Dieu est occupé continuellement à se contenter et à s’admirer tout seul, et qu’il dit comme dans le Joueur :


Allons, saute, marquis ;

<divp>(Regnard, le Joueur, acte IV, scène x.) </divp>
mais il faut quelque chose de plus aux faibles humains. Rien n’est triste comme d’être avec soi-même sans occupation. Les tyrans savent bien cela, car ils vous mettent quelquefois un homme entre quatre murailles, sans livres ; ce supplice est pire que la question, qui ne dure qu’une heure.

Je vous avertis qu’il n’y a rien que de très-vrai dans ce que votre grand’maman doit vous donner. Reste à savoir si ces vérités-là vous attacheront un peu : elles ne seront certainement pas du goût des dames welches, qui ne veulent que l’histoire du jour ; encore leur histoire du jour roule-t-elle sur deux ou trois tracasseries. Mon histoire du jour, à moi, c’est celle du genre humain. Les Turcs chassés de la Moldavie, de la Bessarabie, d’Azof, d’Erzeroum, et d’une partie du pays de Médée ; en un mot, toutes ces grandes révolutions, que vous ignorez peut-être à Paris, ne sont qu’un point sur la carte de l’univers.

Si ce que je vous envoie vous fatigue et vous ennuie, vous aurez autre chose, mais pas sitôt. Je travaille jour et nuit : la raison en est que j’ai peu de temps à vivre, et que je ne veux pas perdre de temps ; mais je voudrais bien aussi ne pas vous faire perdre le vôtre.

Je suis confondu des bontés de votre grand’maman. Je vous les dois, madame ; je vous en remercie du fond de mon cœur. C’est un petit ange que Mme Gargantua. Il y a une chose qui m’embarrasse : je voudrais encore que votre grand-papa fût aussi heureux qu’il mérite de l’être. Je voudrais que vous eussiez la bonté de m’en instruire quand vous n’aurez rien à faire. Dites, je vous prie, à M. le président Hénault que je lui serai toujours très-attaché.