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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7790

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 565-566).
7790. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 février.

Mon cher ange, les vieillards de quatre-vingts ans qu’on assassine à Genève n’ont pas laissé de m’affecter un peu, attendu que les gens de soixante-seize ans sont réputés octogénaires. Je n’aime pas non plus qu’on blesse des femmes grosses, qu’on tue du monde dans les rues sans savoir pourquoi. On veut pendre aussi ceux qui voulaient se retirer à Versoy, ville que M. le duc de Choiseul fait bâtir. Je ne crois pas qu’il trouve toute cette aventure fort honnête. Tout cela nous a fait frémir d’horreur, Mme Denis et moi. Quoique j’aie fait beaucoup de tragédies, ces scènes tragiques à ma porte me paraissent abominables ; c’est pis que ce qui se passe en Pologne.

La comédie du Dépositaire est plus consolante. On y a rapetassé une trentaine de vers qu’on vous enverra très-fidèlement.

Il vaut mieux payer des dixièmes que d’être aux portes de Genève. Ces gens-là sont devenus des fous barbares. Je suis très-convaincu que si vous aviez été plénipotentiaire chez eux, vous auriez adouci leur esprit, et que rien de ce qui arrive aujourd’hui ne serait arrivé.

Du moins en France vous payez vos dixièmes paisiblement ; vous lisez paisiblement Gabrielle de Vergy[1] ; vous allez dans vos petites loges ; vous n’avez pas vingt pieds de neige ; votre plus grand malheur est de vous ennuyer aux pièces nouvelles et aux livres nouveaux.

M. le duc de Praslin a eu encore la bonté de m’écrire, et de daigner faire de nouvelles tentatives pour faire rendre les diamants pris par les corsaires de Tunis[2], quoiqu’il n’en espère rien. Je vous supplie de lui bien dire combien je suis pénétré de ses bontés. Vous aviez bien raison quand vous me disiez qu’il était plus essentiel que bruyant. Je lui serai attaché jusqu’au dernier moment de ma pauvre vie.

Je suis bien malade, mon cher ange. Mille tendres respects à Mme d’Argental, et mille vœux pour sa santé. Je vous donne à tous deux ma bénédiction.

Frère V., capucin indigne.

Si vous êtes surpris de ma signature, sachez que je suis non-seulement père temporel des capucins de Gex, mais encore agrégé au corps par le général Amatus d’Alamballa, résidant à Rome. Voilà ce que m’a valu saint Cucufin. Vous voyez que Dieu n’abandonne pas ses dévots.

  1. Voyez une note sur la lettre 7475.
  2. Voyez lettre 7730 et autres.