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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7846

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Correspondance de Voltaire/1770
Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 39-40).
7846. — DE M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].
Mars 1770.

Nos voisins les Genevois, monsieur, veulent se mettre à la grecque ; c’est l’air et la mode du jour. Ils ont lu leur Thucydide ; ils savent que l’usage et la bonne manière sont qu’il y ait deux factions dans une ville ; que celle qui prédomine pour le moment mette poliment l’autre à la porte, et que celle-ci se retire à Mégare, où on la reçoit avec beaucoup de charité. C’est ce que la ville de Versoy, honnête comme elle est, ne manquerait sans doute pas de faire si elle existait ; mais les exilés, qui se seront munis de parapluies en attendant les toits, peuvent s’assurer de sa bonne volonté future contingente et très-contingente. J’ignore le droit public de ces messieurs, et ne sais qui des deux a tort ou raison dans cette querelle, où l’on dit que vous favorisez fort le parti expulsé : Placuit sed victa Catoni. Mais je sais fort bien qu’il en peut être de ceci comme de tant d’autres événements, où les deux partis ont tort et personne n’a raison. Je me rappelle qu’un de mes amis, voyant ses gens se battre, leur disait : « Battez-vous bien, mes enfants, vous ne vous battrez jamais tant que vous le méritez. » Il est écrit qu’il faut que le monde se dévore ici-bas. Ces gens-là n’ont pas, comme d’autres, de dragon qui les mange tout vifs et engloutisse leur substance. Faute de cela, ils se dévorent eux-mêmes par passe-temps.

Il est pourtant malheureux pour notre pays de Gex que le projet très-bon d’une ville à Versoy n’ait pas été pris sur le temps, exécuté sur le chaud[2]. De toute manière, les événements auraient tourné en faveur du nouvel établissement ; et l’on peut s’assurer que les émigrations du voisinage auraient été fréquentes. À présent, c’est une chose en l’air et probablement manquée. Le cardinal de Richelieu disait que tout projet où l’on met dix ans à l’exécution n’a point de suite en France.

Cette occasion heureuse en amenait simplement et naturellement une autre beaucoup plus essentielle et de plus grande importance : le moyen tant cherché, et enfin trouvé, de donner un état à un si grand nombre de citoyens qui n’en ont point[3], d’en ramener bien d’autres qui reviendraient peut-être[4], et de laisser la tolérance se gîter au moins dans un petit recoin des confins. On n’a osé le proposer dans le temps, crainte d’être contredit par les antagonistes. On le fera encore moins aujourd’hui que la faction adverse se tient debout contre l’autre. Elle a de quoi se soutenir, ayant de son côté le grand nerf. Il y a là quelqu’un qui n’en doit pas manquer [d’argent], de l’air dont il s’y prend et de la façon dont il le prend[5].

Venant à la proposition que vous me faites de cent dix mille livres comptant pour la propriété de Tournay, voulez-vous bien vous rappeler que j’ai cette proposition écrite et convenue de votre main à cent quarante-sept mille livres, en 1759, y compris à la vérité les trente-cinq que vous m’avez payées pour la jouissance en 1758 ? Observez qu’il y a onze ans de cela, et que l’intervalle écoulé a nécessairement absorbé d’autant le temps de la jouissance et rapproché d’autant un terme malheureux, mais inévitable à l’humanité. Je désire de tout mon cœur, et plus sincèrement que vous ne le croyez peut-être, qu’il soit encore extrêmement reculé. Un homme aussi célèbre que vous ne peut trop longtemps faire l’honneur de son siècle. Mais tout le pouvoir de l’univers ne saurait empêcher qu’onze ans s’étant écoulés depuis 1759, le terme quelconque ne soit de onze ans plus voisin aujourd’hui qu’il ne l’était en 1759. Ne parlons pas de l’avenir ; à notre âge, Montaigne n’aimait plus à y jeter les regards.


Tu ne quæsieris, scire nefas ! quem mihi, quem tibi
Finem Di dederint !


Calculez sur les onze ans passés, vous qui calculez si bien.

Peut-être me direz-vous que ce n’était pas sérieusement que vous aviez fait cette convention à cent quarante-sept mille livres. Peut-être cette fois-ci n’est-ce aussi qu’une velléité passagère qui vous a pris l’autre jour en m’écrivant, à laquelle vous ne songez plus au moment où nous en parlons. Quoi qu’il en soit, et quelque marché que fasse aujourd’hui celui qui vend des fonds, il est comme impossible qu’il ne soit mauvais pour lui. Il y a de perfides nécromans qui ont reçu le pouvoir de transformer les patagons[6] en feuilles de chênes. Il est certain que, si je les consulte, ils me conseilleront d’accepter le marché et d’envoyer cet argent tenir compagnie à vos anciens trente-cinq mille livres déjà métamorphosées[7].

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Ce projet venait, comme on sait, du duc de Choiseul. Depuis 1815, Versoy fait partie des communes du pays de Gex qui ont été incorporées au canton de Genève. (Th. F.)
  3. Les protestants. Dès 1759, le président de Brosses, d’accord avec le ministère, avait fait en leur faveur au parlement de Dijon une ouverture qui avait échoué. (Th. F.)
  4. Les descendants des réfugiés.
  5. L’abbé Terray, contrôleur général.
  6. Monnaie d’argent espagnole.
  7. Il paraît que ces nouvelles propositions de Voltaire n’eurent pas d’autre suite.