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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7849

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7849. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].
3 avril 1770.

Je vois qDe Chaulieu l’épicurien
Je vois qJe n’eus point en don le génie ;
Je vois qMais la goutte qui me retient
Je vois qSur mon grabat à l’agonie,
Je vois qVient par sa généalogie
Je vois qDe la même dont fut atteint
Je vois qCet aimable Sybaritain.
Je vois que par détail il faut quitter la vie
Ou plus tôt ou plus tard ; les ressorts sont usés :
L’un ne digère plus, l’autre a les yeux blessés ;
De sourds et de perclus la gente moribonde
Transportent en ballots par bonne occasion
Je vois qLeur gros bagage en l’autre monde,
Je vois qJusqu’à la dissolution
Qui rassemble le tout dans le séjour immonde.
Pour moi, je sens déjà crouler le bâtiment,
Mes pieds estropiés perdent leur mouvement ;
Couvert de mes débris, je me fais une fête
Que de maux conjurés l’implacable tempête,
Je vois qPar hasard jusqu’en ce moment,
Je vois qAit encore épargné ma tête.


Mes maux m’ont empêché de répondre à votre charmante lettre. Les sons de votre lyre se sont fait entendre dans le Tartare, où j’étais à la gêne ; ils ont fléchi les tyrans qui m’opprimaient ; ils m’ont rendu à la vie, comme autrefois Orphée sut délivrer Eurydice. Le premier usage que je fais de ma convalescence est de remercier l’Orphée ou l’Apollon qui me l’a procurée, et de lui envoyer en tribut une faible production de malade[2]. J’attends le retour de mes forces pour vous en dire davantage, en implorant la nature pour qu’elle conserve la seule colonne du Parnasse qui nous reste, et ce bras armé du foudre de la raison, qui a écrasé la superstition et le fanatisme.

  1. Œuvres de Frédéric le Grand, édition Preuss, tome XXIII ; Berlin, 1853.
  2. Dialogue de morale à l’usage de la jeune noblesse.