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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7851

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 43-45).
7851. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
À Ferney, 9 avril.

Madame, en attendant que vous veniez faire votre entrée dans votre nouvelle ville, qu’il est si difficile de fonder ; avant que je vous harangue à la tête des capucins ; avant que je vous présente le vin de ville, le plus détestable vin qu’on ait jamais bu ; avant que je vous affuble du cordon de saint François, que je vous dois ; avant que je mette mon vieux cœur à vos pieds ; pendant que les tracasseries sifflent à vos oreilles, pendant que des polissons sont sous les armes dans le trou de Genève, pendant que tout le monde fait son jubilé chez les catholiques-apostoliques-romains, pendant que votre ami Moustapha tremble d’être détrôné par une femme, je chante en secret ma bienfaitrice, dans le fond de mes déserts ; et comme on ne vous peut écrire que pour vous louer et vous remercier, je vous remercie de ce que vous avez bien voulu faire pour mon gendre Dupuits-Corneille.

J’ai eu l’insolence d’envoyer à vos pieds et à vos jambes les premiers bas de soie[1] qu’on ait jamais faits dans l’horrible abîme de glaces et de neiges où j’ai eu la sottise de me confiner. J’ai aujourd’hui une insolence beaucoup plus forte. À peine monseigneur Atticus-Corsicus-Pollion a dit, en passant dans son cabinet : « Je consens qu’on reçoive les émigrants, » que sur-le-champ j’ai fait venir des émigrants dans ma chaumière. À peine y ont-ils travaillé qu’ils ont fait assez de montres pour en envoyer une petite caisse en Espagne. C’est le commencement d’un très-grand commerce (ce qui ne devrait pas déplaire à M. l’abbé Terray). J’envoie la caisse à monseigneur le duc par ce courrier, afin qu’il voie combien il est aisé de fonder une colonie quand on le veut bien. Nous aurons, dans trois mois, de quoi remplir sept ou huit autres caisses ; nous aurons des montres dignes d’être à votre ceinture, et Homère ne sera pas le seul qui aura parlé de cette ceinture.

Je me jette à vos gros et grands pieds pour vous conjurer de favoriser cet envoi, pour que cette petite caisse parte sans délai pour Cadix, soit par l’air, soit par la mer ; pour que notre protecteur, notre fondateur, daigne donner les ordres les plus précis. J’écris passionnément à M. de La Ponce[2] pour cette affaire, dont dépend absolument un commerce de plus de cent mille écus par an. Je glisse même dans mon paquet un placet pour le roi. J’en présenterais un à Dieu, au diable, s’il y avait un diable ; mais j’aime mieux présenter celui-ci aux Grâces.


Ô Grâces ! protégez-nous !


C’est à vous qu’il faut s’adresser en vers et en prose.

Agréez, madame, le profond respect, la reconnaissance, le zèle, l’impatience, les sentiments excessifs de votre très-humble et très-obligé serviteur.

Frère François, capucin plus indigne que jamais.

  1. Voyez lettre 7667.
  2. Cette lettre manque.