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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7868

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 62-63).
7868. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Ferney, 27 avril.

Sire, quand vous étiez malade, je l’étais bien aussi, et je faisais même tout comme vous de la prose et des vers, à cela près que mes vers et ma prose ne valaient pas grand’chose ; je conclus que j’étais fait pour vivre et mourir auprès de vous, et qu’il y a eu malentendu si cela n’est pas arrivé.

Me voilà capucin pendant que vous êtes jésuite ; c’est encore une raison de plus qui devait me retenir à Berlin ; cependant on dit que frère Ganganelli a condamné mes œuvres, ou du moins celles que les libraires vendent sous mon nom.

Je vais écrire à Sa Sainteté que je suis un très-bon catholique, et que je prends Votre Majesté pour mon répondant.

Je ne renonce point du tout à mon auréole ; et comme je suis près de mourir d’une fluxion de poitrine, je vous prie de me faire canoniser au plus vite cela ne coûtera que cent mille écus ; c’est marché donné.

Pour vous, sire, quand il faudra vous canoniser, on s’adressera à Marc-Aurèle. Vos dialogues[1] sont tout à fait dans son goût comme dans ses principes ; je ne sais rien de plus utile. Vous avez trouvé le secret d’être le défenseur, le législateur, l’historien, et le précepteur de votre royaume ; tout cela est pourtant vrai : je défie qu’on en dise autant de Moustapha. Vous devriez bien vous arranger pour attraper quelques dépouilles de ce gros cochon : ce serait rendre service au genre humain.

Pendant que l’empire russe et l’empire ottoman se choquent avec un fracas qui retentit jusqu’aux deux bouts du monde, la petite république de Genève est toujours sous les armes ; mon manoir est rempli d’émigrants qui s’y réfugient. La ville de Jean Calvin n’est pas édifiante pour le moment présent.

Je n’ai jamais vu tant de neige et tant de sottises. Je ne verrai bientôt rien de tout cela, car je me meurs.

Daignez recevoir la bénédiction de frère François, et m’envoyer celle de saint Ignace.

Restez un héros sur la terre, et n’abandonnez pas absolument la mémoire d’un homme dont l’âme a toujours été aux pieds de la vôtre.

  1. On trouve dans les Œuvres posthumes de Frédéric II trois dialogues. Les interlocuteurs sont, pour le premier, le prince Eugène, Marlborough et le prince de Lichtenstein ; pour le second, le duc de Choiseul, Struensée et Socrate. Le troisième est le dialogue intitulé Marc-Aurèle et un Récollet : il est de Voltaire ; voyez tome XXIII, page 479. Les Œuvres primitives de Frédéric contiennent un Dialogue de morale à l’usage de la jeune noblesse ; et c’est de celui-ci que parle ici Voltaire.