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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7867

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 60-61).
7867. À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
25 avril.

Vous voulez être taupe, madame savez-vous bien qu’il y a un proverbe qui dit que les taupes servent d’exemple ? exemplum ut talpa. Il est vrai que nous avons, vous et moi, quelque ressemblance avec ces animaux, qui passent pour aveugles. Je suis toujours de la confrérie, tant que les neiges couvrent nos montagnes je ne vois guère plus qu’une taupe ; et d’ailleurs j’irai bientôt dans leur royaume, en regrettant fort peu celui-ci, mais en vous regrettant beaucoup.

Vous avez deviné très-juste, madame, en devinant que M. l’abbé Terray m’a pris six fois plus qu’à vous ; mais c’est à ma famille qu’il a fait cette galanterie car il m’a pris tout le bien libre dont je pouvais disposer, et je ferai probablement, en mourant, banqueroute comme un évêque.

Vous voulez avoir cette prétendue Encyclopédie qui n’en est point une : c’est un ouvrage malheureusement fort sage (à ce que je crois), mais fort ennuyeux (à ce que j’affirme). Je serai mort avant qu’il soit imprimé, attendu que, de mes deux libraires, l’un est devenu magistrat et ambassadeur, l’autre monte la garde continuellement, en qualité de major, dans le tripot de Genève, qu’on appelle république.

Cependant, madame, afin que vous ne m’accusiez pas de négligence, voici trois feuilles qui me tombent sous la main. Faites-vous lire seulement les articles Adam[1] et Adultère[2]. Notre premier père est toujours intéressant, et adultère est toujours quelque chose de piquant. Vous pourriez aussi vous faire lire l’article Adorer[3], parce qu’il y a réellement une chanson composée par Jésus-Christ qui est fort curieuse. Ce n’est point une plaisanterie, la chose est très-vraie. Vous verrez même que c’est une chanson à danser, et qu’on dansait alors dans toutes les cérémonies religieuses.

Quand vous vous serez amusée ou ennuyée de ces trois rogatons, n’oubliez pas, je vous prie, de gronder horriblement votre grand’maman. Elle m’a comblé de grâces, elle m’a fait capucin ; elle a fait capitaine d’artillerie un homme[4] que j’ai pris la liberté de lui recommander sans le connaître ; elle a donné une pension à un médecin[5] que je ne connais pas davantage, et que je ne consulte jamais ; et ce qui est le plus essentiel, elle m’a écrit des lettres charmantes ; mais elle est devenue une cruelle, une perfide qui m’abandonne dans ma plus grande détresse, dans une affaire très-importante, dans une manufacture que j’ai établie, et que j’ai mise sous sa protection.

C’est la plus belle entreprise qu’on ait faite dans le mont Jura depuis qu’il existe ; cela est bien au-dessus de ma manufacture de soie. Je sers l’État, je donne au roi de nouveaux sujets, je fournis de l’argent même à M. l’abbé Terray ; et on ne me fait pas le moindre remerciement ; on ne répond point à mes lettres ; on se moque de moi, et le mari de Mme Gargantua s’en moque tout le premier voilà comme sont faites les puissances de ce monde. Je sais bien qu’elles ont d’autres affaires que celles du mont Jura ; mais on peut faire écrire un mot, consoler, encourager un pauvre homme.

Enfin, madame, grondez votre grand’maman si vous pouvez ; mais on dit qu’il est impossible d’en avoir le courage. Portez-vous bien, madame ; ayez du moins cette consolation. Qu’importent mon attachement inviolable et mon respect du mont Jura à Saint-Joseph ? L’éloignement entre les gens qui pensent est horrible.

Frère François.
  1. Tome XVII, page 53.
  2. ibid., page 65.
  3. ibid., page 60.
  4. Fabry.
  5. Coste.