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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7893

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 85-86).
7893. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Charlottenbourg, 24 mai.

Je vous crois très-capucin, puisque vous le voulez, et même sûr de votre canonisation parmi les saints de l’Église. Je n’en connais aucun qui vous soit comparable, et je commence par dire Sancte Voltarie, ora pro nobis !

Cependant le saint-père vous a fait brûler à Rome[1]. Ne pensez pas que vous soyez le seul qui ayez joui de cette faveur : l’Abrégé[2] de Fleury a eu un sort tout semblable. Il y a je ne sais quelle affinité entre nous qui me frappe. Je suis le protecteur des jésuites ; vous, des capucins ; vos ouvrages sont brûlés à Rome ; les miens aussi. Mais vous êtes saint, et je vous cède la préférence.

Comment, monsieur le saint, vous vous étonnez qu’il y ait une guerre en Europe dont je ne sois pas ! cela n’est pas trop canonique. Sachez donc que les philosophes, par leurs déclamations perpétuelles contre ce qu’ils appellent brigands mercenaires, m’ont rendu pacifique. L’impératrice de Russie peut guerroyer à son aise : elle a obtenu de Diderot, à beaux deniers comptants[3], une dispense pour faire battre les Russes contre les Turcs. Pour moi, qui crains les censures philosophiques, l’excommunication encyclopédique, et de commettre un crime de lèse-philosophie, je me tiens en repos. Et comme aucun livre n’a paru encore contre les subsides, j’ai cru qu’il m’était permis, selon les lois civiles et naturelles[4], d’en payer à mon allié, auquel je les dois ; et je suis en règle vis-à-vis de ces précepteurs du genre humain qui s’arrogent le droit de fesser[5] princes, rois, et empereurs, qui désobéissent à leurs règles.

Je me suis refondu par la lecture d’un ouvrage intitulé Essai sur les Préjugés[6]. Je vous envoie quelques remarques[7] qu’un solitaire de mes amis a faites sur ce livre. Je m’imagine que ce solitaire s’est assez rencontré avec votre façon de penser, et avec cette modération dont vous ne vous départez jamais dans les écrits que vous avouez vôtres. Au reste, je ne pense plus à mes maux ; c’est l’affaire de mes jambes de s’accoutumer à la goutte comme elles pourront. J’ai d’autres occupations : je vais mon chemin, clopinant ou boitant, sans m’embarrasser de ces bagatelles. Lorsque j’étais malade, en recevant votre lettre, le souvenir de Panétius[8] me rendit mes forces. Je me rappelai la réponse de ce philosophe à Pompée, qui désirait de l’entendre ; et je me dis qu’il serait honteux pour moi que la goutte m’empêchât de vous écrire.

Vous me parlez de tableaux suisses ; mais je n’en achète plus depuis que je paye des subsides. Il faut savoir prescrire des bornes à ses goûts comme à ses passions.

Au reste, je fais des vœux sincères pour la corroboration et l’énergie de votre poitrine. Je crois toujours qu’elle ne vous fera pas faux bond sitôt. Contentez-vous des miracles que vous faites en vie, et ne vous hâtez pas d’en opérer après votre mort. Vous êtes sûr des premiers, et les philosophes pourraient suspecter les autres. Sur quoi je prie saint Jean du désert, saint Antoine, saint François d’Assise, et saint Cucufin, de vous prendre tous en leur sainte et digne garde.

Fédéric.

  1. Un bref du 1er mars 1770 condamne plusieurs ouvrages de Voltaire, qui toutefois n’est pas nommé. Ce sont les Conseils raisonnables (voyez tome XXVII, page 35), les Fragments d’une lettre de lord Bolingbroke (tome XXIV, page 155), l’Homélie du pasteur Bourn (tome XXVII, page 237), la Profession de foi des théistes (tome XXVII, page 55), les Remontrances du corps des pasteurs du Gévaudan (tome XXVII, page 106), l’Épître aux Romains (tome XXVII, page 83).
  2. Le même bref du 1er mars condamne l’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique, dont le roi de Prusse avait fait l’Avant-propos (voyez tome XXVII, page 284 ; et XLIV, 203), et l’appelle mendax titulus mendacissimi operis.
  3. Elle avait acheté sa bibliothèque.
  4. « Selon les lois de la nature. » (édit. de Berlin.)
  5. « De fouetter. » (édit. de Berlin.)
  6. L’Essai sur les préjugés, 1770, in-8°, est du baron d’Holbach. On le donnait comme l’ouvrage de Dumarsais ; il a même été admis dans ses Œuvres.
  7. Examen de l’Essai sur les préjugés ; cet écrit fait partie des Œuvres primitives de Frédéric.
  8. Frédéric veut dire Posidonius, disciple de Panétius.