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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7967

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 147-148).
7967. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
22 juillet.

Mon cher ange, il y a longtemps que je ne vous ai écrit ; la raison en est qu’étant très-malade, quoi qu’on die, et ayant une assez nombreuse colonie à conduire, ma tête, qui n’est pas plus grosse que celle d’un lapin, m’a un peu tourné. Il faut digérer et avoir une grosse tête pour bâtir des maisons et des comédies, et pour diriger les têtes des autres.

Je suis donc très-malade, vous dis-je, malgré les calomnies de Pigalle, qui répand partout que je me porte bien.

Je vous avertis qu’il faudrait jouer le Dépositaire avant qu’on piloriât saint Grizel et saint Billard : car, quand ils seront piloriés, la pitié succédera dans les cœurs à l’indignation, et ce qui aurait été plaisant pourra passer pour cruel ; mais, comme messieurs du clergé, que Grizel confessait, ne se sépareront pas sitôt, je laisse le tout à votre prudence, et je vous enverrai, quand il vous plaira, le Dépositaire de l’abbé de Châteauneuf, et la Sophonisbe de M. Lantin, pour mettre avec l’Écossaise de M. Jérôme Carré.

Il me paraît que vos ambassadeurs ne font pas grand cas de nos montres de Ferney ; cependant je compte qu’il y en aura une incessamment avec le portrait du comte d’Aranda, qu’il faudra bien que monsieur l’ambassadeur d’Espagne prenne.

J’ai reçu de mon mieux le prince Pignatelli, son fils, malgré mes maux, ma misère, et ma colonie.

Le beau-frère de Fréron[1] me persécute toujours pour lui faire avoir justice ; mais je ne sais ce que c’est que son affaire. Ce beau-frère me paraît un bavard ; et d’ailleurs on dit qu’il suffit d’être allié de Fréron pour ne valoir pas grand’chose.

Lekain nous a envoyé trois grandes lettres pour avoir deux copies de mon visage en plâtre. Je lui réponds par un petit billet[2], que je vous prie de lui faire tenir ; on n’a pas de visage de plâtre si aisément qu’il le pense.

Je ne sais, mon cher ange, si vous êtes à Paris ou à Compiègne. Supposé que ce soit à Compiègne, je vous supplie de communiquer à M. le duc de Choiseul mon étonnement, dont je ne suis pas encore revenu. J’avais pris la liberté d’envoyer sous son enveloppe, en Espagne, une caisse des ouvrages de ma manufacture. Il daigna se charger de la faire passer par la poste à Bordeaux, et de l’adresser à un patron de vaisseau pour la rendre à Cadix ; et voici qu’il m’envoie lui-même le reçu du patron ; mon protecteur devient mon commissionnaire. Mons de Louvois n’aurait pas fait de ces choses-là ; aussi je l’aime autant que je hais mons de Louvois.

Il a fait encore bien pis ; il a acheté de nos montres pour le compte du roi. Nos émigrants l’adorent, et j’en fais tout autant. Il fera de notre petit pays, jusqu’à présent inconnu, un pays charmant. Mais que dites-vous de moi, qui risque de me ruiner pour établir chez moi des familles genevoises ? L’ingénieur du roi de Narsingue[3] n’y faisait œuvre. Je sens bien que cela est un peu ridicule à mon âge et avec mes maladies.


Passse encorUn octogénaire plantait.
Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge !

(La Fontaine, liv. XI, fab. VIII.)

À quelque âge que ce soit, radoteur ou non, je serai tendrement attaché à mes deux anges jusqu’au dernier moment de ma drôle de vie.

Mme Denis se joint à moi pour vous dire les mêmes choses. Ce n’est pas qu’elle radote comme moi, elle n’en est pas là, mais elle vous aime comme moi.

  1. Royou ; voyez tome XXIV, page 189.
  2. Il manque.
  3. Maupertuis ; voyez la note, tome XXIV, page 232.