Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7987

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 165-167).
7987. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
8 auguste.

Eh bien, madame, je ne peux en faire d’autres ; je ne peux louer les gens sérieusement en face. Vous vous doutez bien que les six vers qui commencent par


Étudiez leur goût[1]


sont pour la petite-fille, et tout le reste pour la grand’maman. J’ai été bien aise de finir par La Harpe, parce que le mari de la grand’maman lui fait du bien, et lui en pourra faire encore.

Il faut un tant soit peu de satire pour égayer la louange. La satire est fort juste, et tombe sur le plus détestable fou que j’aie jamais lu. Son Héloïse me paraît écrite moitié dans un mauvais lieu, et moitié aux Petites-Maisons. Une des infamies de ce siècle est d’avoir applaudi quelque temps à ce monstrueux ouvrage. Les dames qu’il outrage sont assurément d’une autre nature que lui. La Zaïde de Mme de La Fayette vaut un peu mieux que la Suissesse de Jean-Jacques, qui accouche d’un faux germe pour se marier. Ce polisson m’ennuie et m’indigne, et ses partisans me mettent en colère. Cependant il faut être véritablement philosophe et calmer ses passions, surtout à nos âges.

Votre homme[2], qui ne s’intéressait qu’à ce qui le regardait, doit vous raccommoder avec la philosophie. Tout ce qui regarde le genre humain doit nous intéresser essentiellement, parce que nous sommes du genre humain. N’avez-vous pas une âme ? n’est-elle pas toute remplie d’idées ingénieuses et d’imagination ? s’il y a un Dieu qui prend soin des hommes et des femmes, n’êtes-vous pas femme ? s’il y a une Providence, n’est-elle pas pour vous comme pour les plus sottes bégueules de Paris ? si la moitié de Saint-Domingue vient d’être abîmée[3], si Lisbonne l’a été[4], la même chose ne peut-elle pas arriver à votre appartement de Saint-Joseph ? Un diable d’homme, inspiré par Belzebuth, vient de publier un livre intitulé Système de la Nature, dans lequel il croit démontrer à chaque page qu’il n’y a point de Dieu. Ce livre effraye tout le monde, et tout le monde le veut lire. Il est plein de longueurs, de répétitions, d’incorrections ; il se trompe grossièrement en quelques endroits ; et, malgré tout cela, on le dévore. Il y a beaucoup de choses qui peuvent séduire ; il y a de l’éloquence ; et, sous ce rapport, il est fort au-dessus de Spinosa.

Au reste, croyez que la chose vaut bien la peine d’être examinée. Les nouvelles du jour n’en approchent pas, quoiqu’elles soient bien intéressantes.

Ceux qui disent que les pairs du royaume ne peuvent être jugés par les pairs et par le roi sans le parlement de Paris me paraissent ignorer l’histoire de France. Il semble qu’à force de livres on est devenu ignorant. Je ne me mêle point de ces querelles je songe à celle que nous avons avec la nature. J’en ai d’ailleurs une assez grande avec Genève. Je lui ai volé une partie de ses habitants, et je fonde ma petite colonie, que le mari de votre grand’maman protège de tout son cœur.

Il n’y a maintenant qu’un tremblement de terre qui puisse ruiner mon établissement ; mais je veux que celui à qui j’ai tant d’obligations donne son denier à la statue, et je veux surtout qu’il donne très-peu : 1° parce qu’on n’en a point du tout besoin ; 2° parce qu’il donne trop de tous les côtés. C’est une affaire très-sérieuse ; je casserais à la statue les bras et les jambes si son nom ne se trouvait pas sur la liste.

Adieu, madame ; faites comme vous pourrez : vivez, portez-vous bien, digérez, cherchez le plaisir, s’il y en a. Luttez contre cette fatale nature dont je parle sans cesse, et où j’entends si peu de chose. Ayez de l’imagination jusqu’à la fin, et aimez votre très-ancien serviteur, qui vous est plus attaché que tous vos serviteurs nouveaux.

  1. Épître à La Harpe, vers 17 et suivants ; voyez tome X, page 408.
  2. Le président Hénault. (K.)
  3. Par un tremblement de terre ; voyez ci-après, page 169.
  4. Le 1er novembre 1755 ; voyez tome IX, pages 434 et 465.