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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7999

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 175-177).
7999. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Ferney, le 20 auguste.

Sire, le philosophe d’Alembert m’apprend[1] que le grand philosophe de la secte et de l’espèce de Marc-Aurèle, le cultivateur et le protecteur des arts, a bien voulu encourager l’anatomie, en daignant se mettre à la tête de ceux qui ont souscrit pour un squelette : ce squelette possède une vieille âme très-sensible ; elle est pénétrée de l’honneur que lui fait Votre Majesté. J’avais cru longtemps que l’idée de cette caricature était une plaisanterie ; mais puisque l’on emploie réellement le ciseau du fameux Pigalle, et que le nom du plus grand homme de l’Europe décore cette entreprise de mes concitoyens, je ne sais rien de si sérieux. Je m’humilie en sentant combien je suis indigne de l’honneur que l’on me fait, et je me livre en même temps à la plus vive reconnaissance.

L’Académie française a inscrit dans ses registres la lettre dont vous avez honoré M. d’Alembert à ce sujet[2]. J’ai appris tout cela à la fois : je suis émerveillé, je suis à vos pieds, je vous remercie, je ne sais que dire.

La Providence, pour rabattre mon orgueil, qui s’enflerait de tant de faveurs, veut que les Turcs aient repris la Grèce ; du moins elle permet que les gazettes le disent. C’est un coup très-funeste pour moi. Ce n’est pas que j’aie un pouce de terre vers Athènes ou vers Corinthe : hélas ! je n’en ai que vers la Suisse ; mais vous savez quelle fête je me faisais de voir les petits-fils des Sophocle et des Démosthène délivrés d’un ignorant bacha. On aurait traduit en grec votre excellente réfutation du Système de la Nature, et on l’aurait imprimée avec une belle estampe dans l’endroit où était autrefois le Lycée.

J’avais osé faire une réponse de mon côté[3] ; ainsi Dieu avait pour lui les deux hommes les moins superstitieux de l’Europe, ce qui devait lui plaire beaucoup. Mais je trouvai ma réponse si inférieure à la vôtre que je n’osai pas vous l’envoyer. De plus, en riant des anguilles du jésuite Needham, que Buffon, Maupertuis, et le traducteur de Lucrèce[4] avaient adoptées, je ne pus m’empêcher de rire aussi de tous ces beaux systèmes : de celui de Buffon, qui prétend que les Alpes ont été fabriquées par la mer ; de celui qui donne aux hommes des marsouins pour origine ; et enfin de celui qui exaltait son âme[5] pour prédire l’avenir.

J’ai toujours sur le cœur le mal irréparable qu’il m’a fait ; je ne penserai jamais à la calomnie du linge donné à blanchir à la blanchisseuse[6], à cette calomnie insipide qui m’a été mortelle, et à tout ce qui s’en est suivi, qu’avec une douleur qui empoisonnera mes derniers jours. Mais tout ce que m’apprend d’Alembert des bontés de Votre Majesté est un baume si puissant sur mes blessures que je me suis reproché cette douleur, qui me poursuit toujours. Pardonnez-la à un homme qui n’avait jamais eu d’autre ambition que de vivre et de mourir auprès de vous, et qui vous est attaché depuis plus de trente ans.

Il y a plusieurs copies de votre admirable ouvrage : permettez qu’on l’imprime dans quelque recueil, ou à part[7], car sûrement il paraîtra, et sera imprimé incorrectement. Si Votre Majesté daigne me donner ses ordres, l’hommage du philosophe de Sans-Souci à la Divinité fera du bien aux hommes. Le roi des déistes confondra les athées et les fanatiques à la fois : rien ne peut faire un meilleur effet.

Daignez agréer le tendre respect du vieux solitaire V.

  1. Voyez lettre 7989.
  2. Lettre 7993.
  3. Voyez la note 1, page 153.
  4. Lagrange, né à Paris en 1738, mort le 18 octobre 1775. Sa traduction du poëme de Lucrèce, De la Nature des choses, parut à Paris en 1768, 2 volumes in-8°.
  5. Maupertuis.
  6. Allusion au propos que Maupertuis prêtait à Voltaire ; voyez tome XXXVII, page 451 ; et le Commentaire historique.
  7. Il ne paraît pas que l’Examen, dont il est question ici, ait été imprimé du vivant de Frédéric ; voyez une note sur la lettre 8025.