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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8013

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 187).
8013. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
2 septembre.

Je vous envoie, madame, par votre grand’maman, la petite drôlerie[1] en faveur de la Divinité, contre le volume du Système de la Nature, que sûrement vous n’avez pas lu : car la matière a beau être intéressante, je vous connais, vous ne voulez pas vous ennuyer pour rien au monde ; et ce terrible livre est trop plein de longueurs et de répétitions pour que vous puissiez en soutenir la lecture. Le goût, chez vous, marche avant tout. Celui qui vous amusera le plus, en quelque genre que ce soit, aura toujours raison avec vous. Si je ne vous amuse pas, du moins je ne vous ennuierai guère, car je réponds en vingt pages à deux gros volumes.

Je me flatte que votre grand’maman s’est enfin réconciliée avec Catherine II. Tant de sang ottoman doit effacer celui d’un ivrogne[2] qui l’aurait mise dans un couvent ; et, après tout, ma Catau vaut beaucoup mieux que Moustapha. Avouez, madame, que dans le fond du cœur vous êtes pour elle.

Des lettres de Venise disent que la canaille musulmane a tué l’ambassadeur de France et presque toute sa suite ; que l’ambassadeur d’Angleterre s’est sauvé en matelot, et que Moustapha a donné une garde de mille janissaires au baile[3] de Venise. Je veux ne point croire ces étranges nouvelles ; mais si malheureusement elles étaient vraies, votre grand’maman elle-même ferait des vœux pour que Catherine fût couronnée à Constantinople.

Le roi de Prusse est allé en Moravie rendre à l’empereur sa visite familière. Il y a actuellement entre les souverains chrétiens une cordialité qui ne se trouve pas entre les ministres.

Voilà, madame, tout ce que sait un vieux solitaire qui voit avec horreur les jours s’accourcir et l’hiver s’approcher. Conservez votre santé, votre gaieté, votre imagination, et votre bonté pour votre très-vieux et très-malingre serviteur, qui vous est bien et tendrement attaché pour le reste de ses jours.

  1. L’opuscule intitulé Dieu, et dont il est parlé dans une note, page 153.
  2. Pierre III ; voyez tome XV, page 351.
  3. C’était le titre des résidents de la république de Venise à Constantinople, Alep et Alexandrie.