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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8014

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 188-189).


8014. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
À Ferney, 2 septembre.

Madame, puisque votre petite-fille veut voir la cause du père défendue par un homme qui passe pour n’être pas l’ami du fils, je prends la liberté de la mettre sous vos auspices[1]. Au bout du compte, quoi qu’elle en dise, la chose vaut la peine d’être examinée. Je n’ai pu encore, à mon âge, m’accoutumer a l’indifférence et à la légèreté avec laquelle des personnes d’esprit traitent la seule chose essentielle ; je ne m’accoutume pas plus aux sottises énormes dans lesquelles le fanatisme plonge tous les jours des têtes, qui d’ailleurs n’ont pas perdu absolument le sens commun sur les choses ordinaires de la vie : ces deux contrastes m’étonnent encore tous les jours.

Je n’ai dit que ce que je pense dans ma petite réponse à l’auteur du Système de la Nature ; il a dit aussi ce qu’il pensait, et vous jugerez entre nous deux, madame, sans me dire tout ce que vous pensez.

Une chose assez plaisante, c’est que le roi de Prusse m’a envoyé de son côté une réponse[2] sur le même objet. Il a pris le parti des rois, qui ne sont pas mieux traités que Dieu dans le Système de la Nature : pour moi, je n’ai pris que le parti des hommes.

Je crois avoir deviné quelle est l’épreuve à laquelle ce capitaine du régiment de Bavière veut que vous le mettiez. Je crois qu’il ressemble à celui qui disait à la reine Anne d’Autriche : « Madame, dites-moi qui vous voulez que je tue, pour vous faire ma cour. »

Il est vrai, madame, que je ne prends point tant de liberté avec monsieur le duc qu’avec vous ; mais c’est que j’imagine que vous avez un peu plus de temps que lui, quoique vous n’en ayez guère, et que votre département de faire du bien vous occupe beaucoup. Je me sers de vous effrontément pour lui faire parvenir les sentiments qui m’attachent à lui pour le reste de ma vie, et je mets ma reconnaissance sous votre protection, sans vous faire le même compliment qu’on faisait à la reine mère, car vous êtes trop douce et trop bonne.

Si vous daignez lire mon rogation théologique, je vous prie d’être bien persuadée que je ne crois point du tout à la Providence particulière ; les aventures de Lisbonne et de Saint-Domingue[3] l’ont rayée de mes papiers.

On dit que les Turcs ont assassiné votre ambassadeur de France : cela serait fort triste ; mais le grand Être n’entre pas dans ces détails.

Pardonnez, madame, au vieux bavard, qui est à vos pieds avec le plus profond respect.

  1. Il s’agit toujours de l’opuscule intitulé Dieu.
  2. Voyez lettres 7950 et 8025.
  3. Voyez la note 2, page 166.