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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8019

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Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 192-193).
8019. — À M. LE DUC DE CHOISEUL.
À Ferney, 7 septembre.

Notre bienfaiteur, vous savez probablement que le roi de Prusse a été sur notre marché, et qu’il fait venir dix-huit familles d’horlogers de Genève. Il les loge gratis pendant douze ans, les exempte de tous impôts, et leur fournit des apprentis dont il paye l’apprentissage : c’est du moins une preuve que les natifs de Genève ne veulent pas rester dans cette ville ; mais ces dix-huit familles de plus nous auraient fait du bien ; elles sont presque toutes d’origine française. Je suis fâché qu’elles se transportent si loin de leur ancienne patrie ; mais je me flatte que votre colonie l’emportera sur toutes les autres.

Dieu me préserve des lettres de Venise, qui disent qu’après la bataille navale contre les Turcs, ces messieurs ont voulu assassiner l’ambassadeur de France parce qu’il portait un chapeau ; que l’ambassadeur d’Angleterre a été obligé de se sauver déguisé en matelot, et que l’ambassadeur de Venise a échappé à la faveur d’une garde ! Je ne crois point la canaille turque si barbare, quoiqu’elle le soit beaucoup.

J’ai eu la visite d’un serf et d’une serve des chanoines de Saint-Claude. Ce serf est maître de la poste de Saint-Amour, et receveur de M. le marquis de Choiseul votre parent, et, par conséquent, vous appartient à double titre ; mais les chapîtres de Saint-Claude n’en ont aucun pour les faire serfs. Ils diront comme Sosie :


Il ne souffMon maître est homme de courage ;
Il ne souffrira pas que l’on batte ses gens[1].


On les bat trop ; les chanoines les accablent : et vous verrez que tout ce pays-là, qui doit nourrir Versoy, s’en ira en Suisse si vous ne le protégez. Le procureur général de Besançon[2] est dans des principes tout à fait opposés aux vôtres, quand il s’agit de faire du bien.

Le vieil ermite de Ferney, très-malade, et n’en pouvant plus, se met à vos pieds avec la reconnaissance et le respect qu’il vous conservera jusqu’au dernier moment de sa chétive existence.

  1. Molière, Amphitryon, acte III, scène v.
  2. Doroz.