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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8018

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8018. ‑ À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 5 septembre.

Madame, j’étais si plein des victoires de Votre Majesté impériale, et si bouffi d’enthousiasme et de gloire, que j’oubliai de vous envoyer les vers que le roi de Prusse m’écrivait[1] sur votre respectable personne, et sur le peu respectable Moustapha ; voici ces vers :


Ne s’étaitSi monsieur le mamamouchi
Ne s’était point mêlé des troubles de Pologne,
Ne s’étaitIl n’aurait point avec vergogne
Ne s’étaitVu ses spahis mis en hachi ;
Ne s’étaitEt de certaine impératrice
Ne s’était(Qui vaut seule deux empereurs)
Ne s’étaitReçu, pour prix de son caprice,
Des leçons qui devraient rabaisser ses hauteurs.
Ne s’étaitVous voyez comme elle s’acquitte
Ne s’étaitDe tant de devoirs importants :
Ne s’étaitJ’admire avec le vieil ermite
Ses immenses projets, ses exploits éclatants :
Ne s’étaitQuand on possède son mérite,
Ne s’étaitOn peut se passer d’assistants.


Je n’ai pas l’honneur de penser comme les têtes couronnées. Je crois fermement que cent mille hommes de troupes auxiliaires en Grèce et sur le Danube n’auraient fait nul mal. Il valait mieux, dans votre situation, être secourue qu’être louée. Votre gloire en a augmenté, mais les conquêtes en ont été retardées.

Les dernières lettres de Venise disent que, dans une émeute populaire, les fidèles musulmans se sont déchaînés contre tous les Francs, qu’ils ont tué l’ambassadeur de France et presque tous ses domestiques ; que l’ambassadeur d’Angleterre n’a pu échapper à la fureur du peuple qu’en se déguisant en matelot que le baile de Venise s’est longtemps défendu dans sa maison ; et qu’à la fin le Grand Seigneur lui a envoyé une garde de mille hommes.

Si ces nouvelles étaient vraies (ce que je ne veux pas croire), quels princes de l’Europe n’armeraient pas sur-le-champ pour venger le droit des gens ? Vous seule les soutenez, madame : aussi vous seule jouirez d’une gloire immortelle.

Que Votre Majesté impériale me permette de me mettre à ses pieds.

Le vieil Ermite de Ferney.

  1. Lettre 7950.