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Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8054

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8054. — DE CATHERINE II,
impératrice de russie.
Le 7-18 octobre.

Monsieur, l’arrivée du prince Henri de Prusse à Pétersbourg a été suivie de la prise de Bender, que je vous annonce. L’un et l’autre m’a empêchée de répondre à vos trois lettres, que j’ai reçues consécutivement. Les nouvelles publiques annoncent aussi que le comte Orlof s’est emparé de Lemnos. Nous voilà entièrement dans le pays des fables : je crains qu’avec le temps cette guerre ne paraisse fabuleuse elle-même.

Si le mamamouchi ne fait pas la paix cet hiver, je ne réponds point de ce qui lui arrivera l’année prochaine. Encore un peu de ce bonheur dont nous avons vu des essais, et l’histoire des Turcs pourra fournir un nouveau sujet de tragédie pour les siècles futurs.

Vous direz, monsieur, que depuis le succès de cette campagne je suis dans les grands airs ; mais c’est que, depuis que j’ai du bonheur, l’Europe me trouve beaucoup d’esprit. Cependant à quarante ans on n’augmente guère, devant le Seigneur, en esprit et en beauté.

Je pense effectivement avec vous que bientôt il sera temps que j’aille étudier le grec dans quelque université : en attendant, on traduit Homère en russe ; c’est toujours quelque chose pour commencer. Nous verrons, d’après les circonstances, s’il sera nécessaire d’aller plus loin. L’esprit du peuple turc se range de notre côté ; ils disent que leur sultan est insensé d’exposer son empire à tant de revers, et que les conseils de ses amis deviendront funestes aux musulmans.

Adieu, monsieur ; portez-vous bien, et priez Dieu pour nous.

Catherine.